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finité, si l'on trouve, l'expérience faite, que par l'in tervention d'un obstacle fortuit une des substances n'a pas pu réagir, l'expérience est considérée comme absolument sans valeur.

La liberté intellectuelle, que nous avons vue complètement supprimée dans les exemples précédents, peut dans d'autres cas n'être que diminuée ou abolie partiellement. C'est ce qui arrive surtout dans l'ivresse et dans la passion. La passion est l'excitation soudaine, violente de la volonté 1, par une représentation qui pénètre par le dehors et acquiert la force d'un motif; cette représentation possède une telle vivacité qu'elle obscurcit et ne laisse pas arriver jusqu'à l'entendement toutes celles qui pourraient agir contrairement en tant que motifs opposés. Ces représentations, qui sont pour la plupart d'une nature abstraite, de simples pensées, tandis que celle qui excite la passion est quelque chose de présent et de sensible, ne peuvent pas influer au même titre sur le résultat final et n'ont donc pas ce que les Anglais appellent fair play» (jeu équitable, chances égales). L'action se trouve déjà accomplie, avant qu'elles puissent agir en sens contraire. C'est comme lorsque dans un duel un des adversaires tire avant le commandement. Ici encore, la responsabilité

1. C'est plutôt le contraire qui est le vrai. L'état passionné, c'est-à-dire la prédominance d'un désir « exalté par l'imagination et nourri par l'habitude », correspond à une abdication passagère de la volonté, plutôt qu'à son degré de puissance le plus élevé, qui a lieu dans la calme possession de soi. Il est juste d'ajouter que la volonté, telle que l'entend ici Schopenhauer, équivaut presque au Oúpos de Platon, pour lequel il est si difficile de trouver un équivalent dans notre langue.

juridique et morale est, selon les circonstances, plus ou moins abolie, mais elle subsiste toujours en partie. En Angleterre, un meurtre commis dans un état de surexcitation complète et sans la moindre réflexion, dans la violence d'une crise de colère subitement provoquée, est qualifié de manslaughter (homicide) et puni d'une peine légère, ou même parfois absous. L'ivresse est un état qui prédispose aux passions, parce qu'il augmente la vivacité des représentations sensibles, en affaiblissant par contre la pensée in abstracto, et accroît en outre l'énergie de la volonté. A la responsabilité des actions mêmes se substitue ici la responsabilité de l'ivresse et c'est pourquoi les délits commis dans cet état ne restent pas complétement impunis en justice, bien que la liberté intellectuelle y soit en partie supprimée 1.

Aristote, dans l'Éthique à Eudème (II, c. 7 et 9) et avec un peu plus de détail dans l'Éthique à Nicomaque (III, c. 2), parle déjà, quoique d'une façon très-sommaire et très-insuffisante, de cette liberté intellectuelle, τὸ ἑκούσιον καὶ ἀκούσιον κατὰ διανοίαν 2. C'est elle qui est en question, lorsque la médecine

1. Aristote a admirablement traité cette question de droit: il a vu que si l'on n'est pas directement responsable des actes commis dans l'ivresse ou dans la passion, on peut cependant être rendu responsable de cette irresponsabilité même. V. Éthique à Nicomaque, liv. III, ch. 6.

2. Tout ce qu'on fait librement, on le fait en le voulant; et tout ce qu'on fait en le voulant, on le fait librement. » (Ethique à Eudème.) Schopenhauer est trèsinjuste envers Aristote, qui n'a pas confondu, comme il le prétend, la volonté avec la liberté : il dit même expressément (Ethique à Eudème, II, VII, 11) : « Il nous paraît impossible de confondre la volonté et la liberté. » V. la préface de M. Barthelemy St-Hilaire.

légale et la justice criminelle se demandent si un criminel était libre, et par suite responsable, au moment où il a commis un acte.

En résumé, on peut considérer un crime comme commis en l'absence de la liberté intellectuelle, lorsque son auteur, au moment d'agir, ne savait pas ce qu'il faisait, ou, plus généralement, lorsqu'il était dans l'incapacité de concevoir ce qui aurait dû l'en détourner, je veux dire les conséquences (légales) de son acte. En ces deux cas il n'est donc pas punissable.

Ceux qui par contre s'imaginent qu'à cause de la non-existence de la liberté morale et de la nécessité qui en résulte pour toutes les actions d'un individu donné, aucun criminel ne devrait rationnellement être puni, partent de cette fausse idée sur la pénalité, qu'elle est un châtiment des crimes en tant que crimes, une punition du mal par le mal, au nom de motifs moraux. Mais il me semble, malgré l'autorité de Kant, que la pénalité envisagée ainsi serait absurde, inutile, et absolument injustifiable. Car de quel droit un homme s'érigerait-il en juge absolu de ses semblables au point de vue moral, et comme tel leur infligerait-il des peines en punition de leurs fautes ? La loi, c'est-à-dire la menace de la peine 1, a bien plutôt pour but d'être un motif contraire destiné à balancer dans l'esprit des hommes les séductions du mal. Si dans un cas particulier elle manque son effet, elle doit mettre à exécution sa menace, parce qu'autrement elle serait également impuissante dans tous les cas à venir. Le criminel, de son côté, souffre la

1. Leges... præcepta minis permixta. (Sénèque.)

peine dans ce cas, en conséquence de la perversité de sa nature morale, qui sous l'action des circonstances, c'est-à-dire des motifs, et de son intelligence, qui lui faisait entrevoir l'espérance de l'impunité, a produit l'action d'une façon inévitable. Cela posé, il n'y aurait injustice à son égard que si son caractère moral n'était pas son propre ouvrage, son acte intelligible, mais l'ouvrage de quelque force différente de lui. La même relation se constate entre une action et ses conséquences, lorsqu'une manière d'agir coupable porte les fruits qu'elle mérite, non par l'effet des lois des hommes, mais par celui des lois de la nature, par exemple lorsque des débordements infâmes amènent d'affreuses maladies, ou bien dans le cas où un malfaiteur, en essayant de pénétrer par force dans une maison, éprouve quelque mécompte fortuit, par exemple lorsque s'étant introduit la nuit dans une étable à porcs, pour en dérober les hôtes accoutumés, il trouve à leur place un ours, dont le maître est descendu la veille dans cette même auberge, et qui s'élance à sa rencontre les bras ouverts.

1. La question de la conciliation du déterminisme et de la pénalité légale méritait d'être traitée avec plus de détail cette conciliation, essayée par Platon et reprise par Spinoza, conduit, comme l'a parfaitement vu M. Fouillée, à la morale de l'intérêt, ce qui reporte de nouveau la question de la liberté sur le terrain de la morale. La charité, l'abnégation, l'amour, tout ce qui éloigne l'homme des considérations d'intérêt individuel ou collectif, seraient donc les faits à invoquer pour assurer, malgré les arguments qu'on a lus dans les pages qui précèdent, le triomphe final de l'idée de la liberté. Voyez l'allégorie profonde, et tout à fait digne de Platon, qui termine la Liberté et le Déterminisme, un des chefs-d'œuvre, nous nous plaisons à le dire après bien d'autres, de la philosophie française au dix-neuvième siècle.

II

Il est essentiel, pour bien comprendre les conclusions du travail de Schopenhauer, de se faire une idée exacte de la doctrine de Kant sur la liberté. On la trouvera exposée et discutée avec un talent dont l'éloge n'est plus à faire dans un chapitre spécial de la Morale de M. Janet. Puisque les traductions françaises de Kant sont très répandues, il nous a semblé inutile d'annexer à ce volume les deux importants passages auxquels nous avons renvoyé plus haut le lecteur. Mais nous avons pensé qu'il pourrait être intéressant d'en reproduire une analyse faite par Schopenhauer lui-même, dans sa dissertation sur le Fondement de la morale, p. 174-179. (Ce morceau, qui présente quelques longueurs, a été par endroits plutôt résumé que traduit.)

DOCTRINE DE KANT SUR LE CARACTÈRE INTELLIGIBLE ET LE CARACTÈRE EMPIRIQUE. THÉORIE DE LA LIBERTÉ.

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Hobbes le premier, puis Spinoza et Hume, ainsi que Holbach dans son Système de la nature, et enfin Priestley, qui traita la question de la façon la plus exacte et la plus complète, avaient si complètement démontré et mis hors de doute l'absolue et rigoureuse nécessité des volitions, sous l'influence des motifs, qu'elle devait dès lors être comptée au nombre des vérités les plus solidement établies. L'ignorance et l'inculture seules pouvaient continuer à parler d'une liberté existant dans les actions individuelles de l'homme, d'un liberum arbitrium indifferentiæ. Kant, acceptant les arguments irréfutables de ses prédécesseurs, considéra la parfaite nécessité

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