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tendance morale de la vie. Tout dépend de ce qu'est un homme; ce qu'il fait en découle naturellement, comme un corollaire d'un principe. Le sentiment intime de notre pouvoir personnel et de notre causalité qui accompagne incontestablement tous nos actes, malgré leur dépendance à l'égard des motifs, et en vertu duquel nos actions sont dites nôtres, ne nous abuse donc pas: mais la portée véritable de cette conviction dépasse la sphère des actes et remonte, si l'on peut dire, plus haut, puisqu'elle s'é tend à note nature et à notre essence mêmes, d'où découlent nécessairement tous nos actes sous l'influence des motifs. Dans ce sens, on peut comparer ce sentiment de notre autonomie et de notre causalité personnelles, comme aussi celui de la responsabilité qui accompagne nos actions, à une aiguille qui, montrant un objet placé au loin, semblerait, ux yeux du vulgaire, indiquer un objet plus rapproché d'elle et situé dans la même direction.

En résumé, l'homme ne fait jamais que ce qu'il veut, et pourtant il agit toujours nécessairemen. La raison en est qu'il est déjà ce qu'il veut: car de ce qu'il est découle naturellement tout ce qu'il fait. Si l'on considère ses actions objectivement, c'està dire par le dehors, on reconnaît apodictiquement que, comme celles de tous les êtres de la nature, elles sont soumises à la loi de la causalité dans toute sa rigueur; subjectivement, par contre, chacun sont

qu'il ne fait jamais que ce qu'il veut. Mais cela prouve seulement que ses actions sont l'expression pure de son essence individuelle. C'est ce que sentirait pareillement toute créature, même la plus infime, si elle devenait capable de sentir 1.

La liberté n'est donc pas supprimée par ma solution du problème, mais simplement déplacée et reculée plus haut, à savoir en dehors du domaine des actions individuelles, où l'on peut démontrer qu'elle n'existe pas, jusque dans une sphère plus élevée, mais moins facilement accessible à notre intelligence c'est-à-dire qu'elle est transcendantale. Et telle est aussi la signification que je voudrais voir attribuer à cette parole de Malebranche: « La liberté est un mystère, » sous l'égide de laquelle la présente dissertation a essayé de résoudre la question proposée par l'Académie Royale.

1. Il y a là une idée profonde que Schopenhauer a évité de développer, sans doute parce qu'il reconnaissait qu'elle appartient en propre à Schelling et à Hegel. liberté est la nécessité comprise. » (Hegel.) être, aussitôt qu'il devient sujet, convertit la détermination en spontanéité, la nécessité en liberté. » (Schelling.)

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FIN.

I

POUR SERVIR DE COMPLÉMENT AU PREMIER

CHAPITRE.

En conséquence de la distinction établie par nous dès le commencement de cet ouvrage entre la liberté physique, la liberté intellectuelle et la liberté morale, il me reste encore, après avoir achevé de traiter de la première et de la dernière, à examiner la seconde, ce que je ne ferai que par le désir d'être complet, et avec le plus de briéveté possible.

L'entendement, ou faculté cognitive, est le médium des motifs, c'est-à-dire l'intermédiaire par lequel ils agissent sur la volonté, qui est à proprement parler le fond même (le noyau) de l'homme. Ce n'est qu'autant que cet intermédiaire entre les motifs et la volonté se trouve dans un état normal, accomplit régulièrement ses fonctions et présente au choix de la volonté les motifs dans toute leur pureté, tels qu'ils existent dans la réalité du monde extérieur 1, que

1. Reid objecterait, avec infiniment de raison, que les motifs n'ont aucune valeur indépendamment de nous, et que parler des motifs tels qu'ils existent dans le monde extérieur, » c'est perdre de vue qu'un objet quelconque ne devient motif que par rapport à un entendement qui le conçoit de telle ou telle façon. C'est le cas de répéter l'adage scolastique : « Causa finalis agit non secundùm suum esse reale, sed secundùm suum esse cognitum. » Il y a là d'ailleurs le germe d'une question extrêmement délicate, pour laquelle je me permets de renvoyer au chapitre 1er du Livre III de la Morale de M. Janet, et que Fichte tranchait par cette maxime : « Agis toujours suivant la conviction actuelle que tu as de ton devoir. »

celle-ci peut se décider conformément à sa nature, c'est-à-dire au caractère individuel de l'homme, et par suite se manifester sans obstacle, d'après son essence particulière en ce cas l'homme est intellectuellement libre, ce qui signifie que ses actions sont le résultat véritable et non altéré de la réaction de sa volonté sous l'influence des motifs, qui, dans le monde extérieur, sont présents à son esprit comme à celui de tous les hommes. Par suite, elles lui sont alors imputables moralement aussi bien que juridiquement.

Cette liberté intellectuelle est abolie: 1° Lorsque l'intermédiaire des motifs, l'entendement, est troublé pour toujours ou seulement passagèrement; 2° Lorsque des causes extérieures, dans certains cas particuliers, altèrent la conception nette des motifs. Le premier cas est celui de la folie, du délire, du paroxysme, de la passion, et de la somnolence qui résulte de l'ivresse; le second est celui d'une erreur décidée et innocente, comme celle d'un homme qui verserait à boire à un autre un poison au lieu d'un médicament, ou qui, voyant entrer de nuit un domestique dans sa chambre, le prendrait pour un voleur et le tuerait, et autres accidents semblables. Car dans l'un et l'autre de ces cas les motifs sont altérés, et la volonté ne peut pas se décider comme elle le ferait dans les mêmes circonstances, si l'intelligence les lui présentait sous leur aspect véritable. Les crimes commis dans de telles conditions ne sont pas légalement punissables. Car les lois partent de cette juste présomption, que la volonté ne possède pas la liberté morale (auquel cas on ne pourrait pas la diriger); mais qu'elle est soumise à la contrainte nécessitante des motifs; c'est pourquoi, à tous les mobiles pos

sibles qui peuvent exciter au crime, le législateur s'efforce d'opposer, dans les punitions dont il le menace, des motifs contraires plus puissants. Un code pénal n'est pas autre chose qu'un dénombrement de motifs propres à tenir en échec des volontés portées au mal 1. Mais s'il est arrivé que l'intelligence, par l'intermédiaire de laquelle les motifs opposés doivent agir, s'est trouvée momentanément incapable de les concevoir et de les présenter à la volonté, alors leur action devenant impossible, ils ont été pour l'esprit comme s'ils n'existaient pas. C'est comme lorsqu'on découvre qu'un des fils qui devaient mouvoir une machine est rompu. En pareil cas, la responsabilité passe de la volonté à l'intelligence; mais celle-ci ne peut être soumise à aucune pénalité c'est à la volonté seule que les lois s'adressent, ainsi que toutes les prescriptions de la morale. La volonté seule constitue l'homme proprement dit; l'intelligence est simplement son organe, ses antennes dirigées vers le dehors, c'est-à-dire l'intermédiaire entre les motifs et la volonté 2.

Au point de vue moral, de telles actions ne nous sont pas plus imputables qu'au point de vue juridi. que. Car elles ne constituent pas un trait du caractère de l'homme ou bien il a agi autrement qu'il ne méditait de le faire, ou bien il était incapable de réfléchir à ce qui aurait dû le détourner de cet acte, c'est-à-dire d'être touché par les motifs contraires. De même, lorsqu'on soumet un corps que l'on veut analyser chimiquement à l'action de plusieurs réactifs, pour voir avec lequel il a la plus puissante af

1 Cf. Fouillée, ouvr. cit., p. 26. 2. V. Ribot, ouvr. cit., p. 69-73.

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