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CHAPITRE V

CONCLUSION ET CONSIDÉRATION PLUS HAUTE.

C'est avec plaisir que dans le chapitre précédent j'ai rappelé au souvenir du lecteur le nom de tous ceux qui en poésie comme en philosophie ont glorieusement soutenu la vérité pour laquelle je combats. Toutefois ce ne sont pas les autorités, mais les arguments, qui sont les armes propres des philosophes aussi me suis-je servi exclusivement de ceux-ci pour établir et défendre mon opinion, à laquelle j'espère pourtant avoir donné un tel degré d'évidence, que je me crois pleinement justifié à tirer la conclusion à non posse ad non esse, dont j'ai parlé en commençant 1. Tout d'abord, après avoir examiné les données fournies par le témoignage de la conscience, j'ai répondu négativement

1. Voyez page 38.

à la question de l'Académie Royale maintenant, cette même réponse, fondée sur un examen direct et immédiat du sens intime, c'est-à-dire à priori, se trouve confirmée médiatement et à posteriori : car il est évident que lorsqu'une chose n'existe point, on ne saurait trouver dans la conscience les données nécessaires pour en démontrer la réalité.

Quand même la vérité que j'ai démontrée dans ce travail appartiendrait à la classe de celles qui peuvent échapper à l'intelligence prévenue d'une multitude aux vues bornées, et même paraître choquantes aux faibles et aux ignorants, une telle considération ne devait toutefois pas me retenir de l'exposer sans détours et sans réticences; car je ne m'adresse pas en ce moment au peuple, mais à une Académie éclairée, qui n'a pas mis au concours une question aussi opportune en vue d'enraciner plus profondément les préjugés, mais en l'honneur de la vérité. En outre, tant qu'il s'agit encore d'établir et de consolider une idée juste, celui qui poursuit loyalement la vérité doit toujours considérer uniquement les arguments qui la confirment, et non les conséquences qu'elle peut entraîner, ce qu'il sera toujours temps de faire quand cette idée sera solidement établie. Peser uniquement les raisons, sans se préoccuper des conséquences, et ne pas se demander tout

d'abord si une vérité nouvellement reconnue s'accorde ou non avec le système de nos autres convictions, telle est la méthode que Kant a déjà recommandée, et je ne saurais m'empêcher de répéter ici ses propres paroles 1:

« Cela confirme cette maxime déjà reconnue et vantée par d'autres, que dans toute recherche scientifique il faut poursuivre tranquillement son chemin avec toute la fidélité et toute la sincérité possibles, sans s'occuper des obstacles qu'on pourrait rencontrer ailleurs, et ne songer qu'à une chose, c'est-à-dire à l'exécuter pour ellemême, en tant que faire se peut, d'une façon exacte. Une longue expérience m'a convaincu que ce qui, au milieu d'une recherche, m'avait parfois paru douteux, comparé à d'autres doctrines étrangères, quand je négligeais cette considération et ne m'occupais plus que de ma recherche, jusqu'à ce qu'elle fût achevée, finissait par s'accorder parfaitement et d'une manière inattendue avec ce que j'avais trouvé naturellement, sans avoir égard à ces doctrines, sans partialité et sans amour pour elles. Les écrivains s'épargneraient bien des erreurs, bien des peines perdues (puisqu'elles ont pour objet des fantômes), s'ils pouvaient se résou

1. Critique de la Raison Pratique, p. 239 de l'édition Rosenkranz.

SCHOPENHAUER

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dre à mettre plus de sincérité dans leurs travaux 1. »

Ajoutons à cela que nos connaissances métaphysiques sont encore bien loin d'être assez certaines pour que nous ayons le droit de rejeter aucune vérité solidement démontrée, par cela seul que ses conséquences semblent en contradiction avec elles. Bien plus, toute vérité prouvée et établie est une conquête sur le domaine de l'inconnu dans le grand problème du savoir en général, et un ferme point d'appui où l'on pourra appliquer les leviers destinés à remuer d'autres fardeaux; c'est aussi un point fixe d'où l'on peut s'élancer d'un seul bond, dans les occasions favorables, pour considérer l'ensemble des choses d'un point de vue plus élevé. Car l'enchaînement des vérités est si étroit dans chaque partie de la science, que celui qui a pris possession pleine et entière d'une quelconque d'entre elles peut légitimement espérer qu'elle sera le point de départ d'où il s'avancera vers la conquête du tout. De même que pour la solution d'une question difficile d'algèbre une seule grandeur donnée positivement est d'une importance inappréciable, parce qu'elle rend possible cette solution; ainsi, dans le plus difficile de tous les problèmes humains, à savoir la métaphysique, la connaissance assurée, démontrée à priori et à

1. P. 301 de la trad. française.

posteriori, de la rigoureuse nécessité avec laquelle les actes humains résultent du caractère et des motifs comme un produit de ses facteurs, est un datum également sans prix, une vérité à la seule lumière de laquelle on peut découvrir la solution du problème tout entier. Aussi toute théorie qui ne peut pas s'appuyer sur une démonstration solide et scientifique doit s'effacer devant une vérité aussi bien fondée, partout où elle se trouve en opposition avec elle, bien loin que le contraire ait lieu et sous aucun prétexte la vérité ne doit se laisser entraîner à des accommodements et à des concessions, pour se mettre en harmonie avec des prétentions énoncées au hasard, et peut-être erronées.

Qu'on me permette encore une observation générale. Un regard jeté en arrière sur le résultat acquis nous donne l'occasion de remarquer que pour la solution des deux problèmes qui ont été désignés déjà dans le chapitre précédent comme les plus profonds de la philosophie moderne, et dont les anciens par contre n'avaient qu'une connaissance vague, je veux dire le problème du libre arbitre et celui du rapport de l'idéal et du réel, — la raison saine, mais (philosophiquement) inculte 1, n'est pas seulement incompétente, mais a même

1. C'est-à-dire le sens commun, ou plutôt ce qu'on appelle vulgairement « le gros bon sens. >>>

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