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tromper, leur inconstance, leur vanité, leur amour de l'esbrouffe (splash) font d'eux les plus incertains de tous les alliés.

<< Naturellement, c'est notre objet et notre intérêt d'être en bons termes avec la France. L'Angleterre et la France ont beaucoup d'intérêts, commerciaux et politiques, dans le monde entier, qui sont perpétuellement en contact, et une bonne entente entre Paris et Londres est nécessaire pour prévenir que ce contact ne dégénère en collision. Mais quant à faire foi dans le gouvernement français, ou à ressentir aucune réelle confiance en lui, je pense que chacun en Angleterre a eu maintenant les yeux suffisamment ouverts pour qu'il n'arrive à personne de tomber dans cette erreur. »

Comme expression des sentiments personnels de Palmerston, cette lettre est bien en deça de la réalité ; comme témoignage de l'opinion britannique en général, les termes en sont beaucoup plus justes.

On a pu se demander souvent si la disparition, en Angleterre, de tout sentiment réellement sympathique à la France n'avait pas contribué à la chute du gouvernement de juillet. Les historiens favorables à Palmerston et quelques historiens français également, ont fait remarquer que la rupture complète avec l'Angleterre, en rejetant Guizot et Louis-Philippe dans le camp de la réaction politique, à l'étranger comme en France, leur avait aliéné tout à fait la partie libérale de l'opinion monarchique. D'autres sont allés jusqu'à soutenir que l'ambassade britannique n'avait pas été étrangère à la préparation directe des journées de février. Ce point, qui mériterait une étude spéciale, est trop en dehors de l'histoire de l'entente cor diale proprement dite pour que nous entreprenions de le traiter ici. On nous permettra seulement de rappeler l'attention sur les conséquences que paraît avoir eues, en faveur de la révolution, la rupture économique qui accompagna et qui même, sans que le public y prît garde, avait précédé la rupture politique de 1846.

Nous avons déjà eu l'occasion de signaler les conséquences

heureuses qu'aurait pu avoir, pour l'établissement d'un accord durable entre la France et l'Angleterre, la collaboration de l'industrie et du capital britanniques dans l'établissement des chemins de fer français. Guizot, en acceptant de la compagnie anglaise qui construisit la voie de Paris à Rouen, le rôle personnel de distributeur des indemnités d'expropriation dans son département, n'avait pas dédaigné de recueillir le profit électoral que cette collaboration pouvait lui procurer.

Sous cette forme particulière, l'entente cordiale paraissait devoir, après 1841, prendre un nouveau et plus important développement. C'est ainsi qu'en 1842, lorsque fut décidée la construction des grands réseaux, une société avait été constituée, pour l'établissement du chemin de fer de Paris à Tours, entre des ingénieurs et capitalistes de Manchester et un groupe français, présidé par Walvein, maire de Tours, en vue d'obtenir la concession des travaux. Le ministre des Travaux publics Teste, après avoir promis aux demandeurs de leur donner la préférence, s'ils réunissaient en Angleterre les capitaux nécessaires, revint sur sa parole et fit. accord avec une compagnie française, qui recueillit aussi des capitaux anglais, mais sous une direction exclusivement nationale. La réclamation de Walvein, portée à la Chambre des pairs, amena une discussion publique et fort instructive. On y apprit que le capital britannique concourrait aussi, pour plus de 50 millions, à la construction du chemin de fer de Lyon (1). La facilité avec laquelle les entreprises françaises de chemins de fer trouvaient le concours des capitaux britanniques engagea le ministère Guizot, lors des élections de 1846, à promettre aux électeurs la construction d'un très grand nombre de voies ferrées. Normanby, qui relate le fait dans une dépêche du 30 juillet 1847, qualifiée de lumineuse par Palmerston (2), ajoute que la rupture de l'en

(1) P. V. de la Chambre des Députés, 1843, vol XIII, annexes, p. 111. Chambre des Pairs, 1843, t. IV, 2.581 et suiv.

(2) F. O. Archives, France, 320, (private and confidential). V. ciaprès, appendice, N° II.

tente, en retirant aux entreprises françaises le concours de l'industrie et du capital britanniques, n'a pas seulement rendu impossible l'exécution des promesses du gouvernement; elle a empêché, en outre, le développement rapide des entreprises déjà commencées, et déçu l'espérance de s'enrichir que la classe moyenne avait fondée sur cette collaboration.

D'autre part, la réforme douanière de Peel, en 1846, avait ouvert au commerce français l'espoir de voir augmenter rapidement ses exportations en Angleterre sans que le marché intérieur français cessât de lui être réservé. La « rupture complète », conséquence des mariages espagnols, en arrêtant les commandes anglaises, « a détruit la sécurité de la classe qui comptait sur l'alliance pour ses intérêts matériels ».

Si l'on ne peut, au premier abord, accepter sans réserve les observations de l'ambassadeur d'Angleterre, il paraît néanmoins qu'elles contiennent une part importante de vérité. On a pu voir, au cours de cette étude, et malgré les lacunes importantes de notre documentation en ces matières, que le rôle des intérêts économiques avait été, dans l'histoire de la première entente cordiale, assez important pour influencer directement, à plusieurs reprises, les tendances et les actes de la diplomatie. On ne saurait s'étonner qu'ils aient, après la rupture, continué d'exercer cette influence sur l'opinion française et sur la destinée du régime. Faut-il aller plus loin, admettre, par exemple, que si le concours de la finance anglaise eût été plus largement acquis lors de la crise agricole qui, en 1847 et 1848 atteignit presque aux proportions d'une famine, la Révolution en eût été retardée, ou rendue moins redoutable (1)? On ne peut faire ici que des hypothèses et signaler l'intérêt du problème, en l'absence d'éléments, à nous connus, qui permettent de le résoudre. Nul doute, cependant, que les hommes d'Etat anglais n'aient eu sans cesse, à la fin du règne de Louis-Phi

(1) A la fin de 1846, la Banque de France trouva à Londres, sur dépôt de rentes et à 5% d'intérêt, un crédit de 1 million sterling (Compte rendu du gouverneur, 27 janvier 1848).

lippe, les yeux ouverts sur les embarras financiers de la France, et que Palmerston, quoi qu'il en dise, n'ait vu avec quelque dépit la Russie nous apporter une aide efficace, en acquérant sur le marché de Paris 50 millions de rentes françaises, payables en fournitures de céréales (1).

Une chose est, en tout cas, incontestable. L'alliance des capitaux franco-anglais, que Louis-Philippe et ses ministres avaient parfois souhaitée, n'avait jamais pu se réaliser, tant la timidité du gouvernement était grande à l'égard de l'industrie et de la finance « nationales ». Elle passait cependant, aux yeux des démocrates et des socialistes, pour un fait accompli, et cette conviction déchaînait à la fois, contre la royauté de juillet, les haines sociales et les colères patriotiques. On en trouve un témoignage caractéristique dans le livre que publia, en 1847, un écrivain fouriériste, Toussenel, sous ce titre bizarre: Les juifs rois de l'époque, ou la féodalité financière. « J'entends par là, disait l'auteur, tous les banquiers, marchands d'espèces », et plus généralement, « tous les liseurs de Bible, qu'on les appelle Juifs, ou Genevois, Hollandais, Anglais, Américains ». Mais c'est aux Anglais qu'il s'en prenait surtout: << Ils sont là, derrière les roches blanches de leur île, un millier de familles au plus, une nichée de vautours que le génie du mal tient attachés sur le flanc de l'humanité pour boire son sang et déchirer ses chairs (2). » Et il montrait les actionnaires des chemins de fer anglais maîtres de la Chambre des Communes, bientôt aussi de la Chambre française. Celle-ci << en votant l'indemnité Pritchard, a déclaré qu'elle tenait moins compte de la vie des soldats français que des intérêts de boutique des trafiquants anglais ». Sous cette influence dominante, pas de politique nationale possible. Le Journal des

(1) Palmerston à Normanby, 23 avril 1847; F. O.; à Bloomfield, 2 avril 1847; ibid., Bloomfield papers; Compte rendu cité du gouverneur de la Banque de France.

(2) P. 38.

Débats est un journal anglais imprimé à Paris ». La capitale elle-même n'est qu'un des comptoirs, qu'un des sièges principaux de la féodalité financière ». C'est « le maintien des privilèges accordés aux grands capitalistes par une législation d'ancien régime qui rive à l'alliance anglaise, source de toutes nos hontes, la France de juillet. Voilà la vérité qu'il faut que tous les écrivains de la presse nationale répètent chaque jour (1). »

Lamartine était plus logique et plus juste en dénonçant, un peu plus tard, le tarif des douanes comme << le livre d'or du monopole », comme « l'évangile du mensonge social et de la cupidité du protecteur », la cause principale de << l'enchérissement de la vie et du travail du peuple » (2). Mais ce monopole », ce n'était pas, malgré les légendes, pour complaire aux capitalistes anglais que Louis-Philippe et Guizot l'avaient maintenu et même renforcé. Ils avaient au contraire sacrifié la solidité et la durée, sinon l'existence même de l'entente cordiale, à ces puissances exclusivement françaises que nomme Toussenel: « Mines et forges d'Anzin, de Fourchambault, de Saint-Amand, du Saut-du-Sabot, d'Alais, de la Grand'Combe, de Decazeville, forêts de M. le comte Roy et de M. le marquis d'Aligre, raffineries de MM. Perier, Delessert, pâtures à élèves de M. le maréchal Bugeaud, fabriques de drap de MM. Grandin et Cunin-Gridaine (3). » En récompense, le roi et son ministre recueillaient à la fois les rancunes des masses contre « Carthage », et leur haine, aussi puissante et moins aveugle, contre la « féodalité financière ». En donnant pour base à son alliance avec l'Angleterre, non pas seulement l'entente précaire des personnes, mais l'accord permanent des intérêts commerciaux, Louis-Philippe n'en serait pas devenu plus impopulaire. Il eût, à n'en pas douter, conso

(1) P. 174.

(2) Discours prononcé à Marseille, le 24 août 1847, devant l'« Assemblée du libre échange ».

(3) Toussenel, p. 153.

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