diate de la flotte. Guizot gardait toujours le silence. Ce fut le comte de Jarnac, chargé d'affaires à Londres, qui prévint directement le roi du danger : << N'était la confiance que l'on a dans la sagesse de V. M., la situation ressemblerait, par beaucoup de détails malheureux, à celle de 1840 ». (1) Le public « ne parlait que de guerre », le Times demandait le rappel de lord Cowley, et on s'attendait que la session des Chambres fût prolongée, à tout évènement. Guizot, sentant sa situation ministérielle raffermie par la victoire de l'Isly, céda aux pressantes instances de Louis-Philippe, qui voulait sortir du « guêpier du Maroc » et en finir avec les << tristes bêtises » de Tahiti. (2) Le 28 août, il consentit à faire exprimer à Londres le « regret sincère » et l'« improbation » du roi pour les « circonstances qui avaient précédé » l'expulsion de Pritchard. Puis, comme cela paraissait insuffisant, il offrit une indemnité en argent, que Pritchard accepta sans difficultés. Aberdeen trouvait cela « un peu mince », mais il préféra s'en contenter plutôt que de laisser la querelle s'envenimer. Vingt-quatre heures après, le Parlement fut prorogé, et le discours de la Reine annonça que « grâce à l'esprit de justice et de modération » des deux gouvernements, les difficultés récentes avaient été « heureusement écartées ». D'autre part, le 10 septembre, la paix était signée avec le Sultan du Maroc, aux conditions de l'ultimatum, et sans indemnité ni occupation de territoire. Malgré les protestations, dans les deux pays, de la presse d'opposition, l'arrangement était heureux. Le mérite principal en revenait à Louis-Philippe d'une part, à lord Aberdeen de l'autre. Tous deux se trouvèrent d'accord pour rendre sensible le maintien de l'entente par une manifestation publique. Le 7 (1) Jarnac à Louis-Philippe, 14 août 1844. A. E. Sur l'agitation en Angleterre et le risque de guerre. Cf. Thureau-Dangin, V, 404-406, et les notes de Palmerston (Ashley, I, 479). (2) Louis-Philippe au Roi des Belges, s. d. (1er sept. 1844). (Revue rétrospective, 379), octobre, Louis-Philippe s'embarqua au Tréport pour Portsmouth, accompagné du prince de Joinville, du duc de Montpensier et de Guizot, et vint au château de Windsor rendre à la Reine Victoria sa visite de l'année précédente. Il s'appliqua de son mieux, et avec succès, à se rendre agréable, au point que la Reine Marie-Amélie et ses filles, inquiètes qu'il ne voulut trop faire le jeune homme », demandèrent à la Reine Victoria de veiller sur lui, de l'empêcher de monter à cheval et de manger à l'excès. Il sut flatter adroitement le Prince Albert, en l'appelant Monsieur mon frère, et gagner jusqu'au petit prince de Galles, en lui promettant un fusil. La Reine lui conféra l'ordre de la Jarretière, et le Conseil de la Cité de Londres vint lui lire une adresse de bienvenuc. Il parla beaucoup de la paix, vanta la puissance maritime de l'Angleterre, et dit qu'il voudrait voir Tahiti au fond de la mer (1). La Reine le trouva « délicieux ». Après la visite, les deux souverains échangèrent, selon un usage qui n'était encore qu'à ses débuts, des lettres où l'entente cordiale était célébrée. Les journaux whigs en plaisantèrent. Punch représentait la reine Victoria pleurant sur le rivage, avec cette légende : « Calypso mourning the departure of Ulysses ». (2) Louis-Philippe, lui, s'applaudissait du succès de son voyage: << Tout le monde, écrit-il au roi des Belges, s'accorde à trouver non seulement que l'effet est immense, mais qu'il s'accroît encore chaque jour. C'est le traitement, le plus efficace contre ces préjugés si heureusement battus en Angleterre. Si notre excellente petite reine Victoria, son sage et bon Albert et ses sages ministres continuent ce qui est en si bon train, nous viendrons à bout de gagner les convictions des deux nations... » (3) (1) Queen Victoria Letters, II, 24-26. M. Thureau-Dangin suppose (V, 419) que la reine a << mal entendu ». Mais Louis-Philippe était coutumier de ces propos. (2) Punch, 1844, p. 188. (3) Au Roi des Belges, 1er déc. 1844. Revue rétrospective, 381, En fait, la situation était détendue, sans plus. Encore en Angleterre restait-on très inquiet de la sécurité maritime. L'opinion s'était répandue que la flotte à vapeur de la France était au moins égale à celle de l'Angleterre, et que le nouveau mode de navigation avait « bridged the Channel ». Un parti important, dans le ministère même, réclamait des armements nouveaux. Wellington était, tout vieux qu'il fût, à la tête de cette << croisade ». Vainement Aberdeen soutenait que c'était une absurdité, une « panique pure », qu'on n'envahirait pas l'Angleterre d'un coup-de-main. Mais Wellington s'entêta : << Nous n'avons pas de flotte » disait-il. Peel prit parti pour lui, et l'on décida de fortifier les côtes, sans bruit, et de construire des navires. Pendant ce temps, Louis-Philippe se plaignait à l'ambassadeur autrichien Apponyi, que l'Angleterre eût, de tout temps, une malheureuse tendance à soutenir les révotions. Ces paroles, rapportées à Peel, le mirent en colère. << L'entente cordiale est dans un bel état ! écrit-il à Aberdeen, le 31 janvier 1845. Quand on prend garde par qui et de qui ces choses-là sont dites, on trouve que la force de l'impudence ne peut aller plus loin. » (1) Ce jugement était sévère, et injuste. Mais il est incontestable que Guizot et Louis-Philippe, en faisant reposer l'entente cordiale uniquement sur l'accord des souverains et des ministres, l'avaient rendue singulièrement précaire. Elle était désormais à la merci d'un changement de ministère en Angleterre, ou d'une brouille entre Victoria et Louis-Philippe. Ces deux événements devaient survenir en 1846: le retour de Palmerston aux affaires précipita la crise, que préparait depuis longtemps la question, toute monarchique, des mariages espagnols. (1) Parker, III, 395-96 (Correspondance de Peel, Aberdeen et Wellington, déc. 1844-janv. 1845). CHAPITRE VIII LA FIN DE L'ENTENTE (1845-1847) I. France et Angleterre en Espagne. La question des mariages et l'accord de 1845. L'entente cordiale en Grèce. - II. Le retour de Palmerston et le mariage de Montpensier. Fin de l'entente cordiale. III. Guizot et Palmerston. Rupture définitive. IV. Conséquences politiques et économiques de la rupture. Influence sur la chute de Louis-Philippe. I Abordant, au tome VI de ses Mémoires, le récit des affaires d'Espagne, Guizot écrit, avec le ton doctoral qui lui est familier « Je n'ai rencontré dans ma vie et je ne connais dans l'histoire point d'exemple d'une politique aussi obstinément rétrospective que celle de l'Angleterre envers l'Espagne... La crainte des vues ambitieuses et de la prépondérance de la France en Espagne est toujours une préoccupation permanente et dominante en Angleterre ». (1) Et de son côté, Bulwer, cherchant à préciser les traits du caractère de Louis-Philippe, écrit en septembre 1841 (2): « Le Roi... ne manque pas des (1) VI, 297. (2) V. ci-après, Appendice, N° 1, qualités qui depuis Louis XIV ont été regardées comme l'héritage des Bourbons... Etre entouré de grandes alliances, posséder un grand pouvoir, vivre au milieu d'un grand faste, tout cela lui est agréable... Il a intimidé l'Espagne par la présence de sa flotte auprès des Baléares; il ménage des intrigues en faveur du parti sur lequel il a le plus d'influence dans ce pays, se réservant toujours, de plus, une position qui maintienne son faible voisin, même dirigé par un gouvernement hostile, à un certain degré sous son autorité. » Il y a, dans ces reproches réciproques, une grande part de vérité. Toutefois, les motifs qui dirigeaient la politique de Palmerston et de Louis-Philippe en Espagne étaient assez différents. En cherchant à combattre l'influence française dans la péninsule, et à y installer celle de son pays, le Ministre anglais ne cherchait pas seulement à empêcher la reconstitution, dans la Méditerranée occidentale, d'une sorte d'empire maritime franco-espagnol. Il visait aussi à réserver, pour l'industrie britannique, la liberté d'accès à un marché commercial à peu près fermé jusque-là. On se rappelle la tentative de 1835 pour conclure, avec Mendizabal, un traité de commerce exceptionnellement avantageux et les querelles relatives à la contrebande de terre et de mer pendant la guerre carliste. En 1839 encore, un nouvel essai devait être fait pour réaliser l'accord commercial. Cette fois, la vigilance française ne paraît pas avoir été mise en éveil, et c'est en Espagne même que le projet rencontra, de la part des industriels de Catalogne, une invincible résistance (1). Quand en 1840 la guerre civile s'acheva par la victoire d'Espartero, les Anglais, qui avaient pris une part directe aux longues négociations terminées par la convention de Vergara et la défaite de don Carlos, ne tardèrent pas à tirer de ce succès des avantages d'un autre ordre. Le parti progressiste, arrivé au pouvoir avec le général vainqueur, prononça la confiscation d'une partie des biens des communautés religieuses. Ces propriétés (1) Hall, 208-209, |