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ments officiels entre la Chambre des lords et la Chambre des pairs française (1).

Peu de Français, semble-t-il, allaient vivre ou séjourner en Angleterre autrement que par nécessité ou intérêt d'affaires. La duchesse de Dino, qui de 1831 à 1834 mandait exactement, à son correspondant Bacourt, le nom des visiteurs notables, n'en cite guère plus d'une douzaine chaque année, et Ed. Bulwer, dans son livre sur l'Angleterre et les Anglais, notait déjà, en 1833, cette particularité restée vraie que Londres est la seule ville anglaise qui ait un quartier français, qu'il n'y demeure guère que de petites gens, ou pires, et que le mépris inspiré par eux à leurs hôtes ou à leurs créanciers nuit à la France, trop souvent jugée d'après eux (2).

Ce que les Français d'alors savent de l'Angleterre de leur temps, ils l'ont surtout appris par la lecture. Peu lisent l'anglais à cette époque. Thackeray note à maintes reprises, dans Paris Sketch Book, l'ignorance absolue des Français à cet égard, et comment les noms propres britanniques sont écorchés au théâtre; il raille entre autres Alexandre Dumas qui, dans Kean, a mis en scène un lord Melbourn, et Paul de Kock, qui appelle un Anglais lord Boulingrog et paraît ravi de la vraisemblance du nom. La Revue des Deux-Mondes signale, il est vrai, la publication en France, en une seule année (1835), de 95 ouvrages en langue anglaise, dont 42 d'auteurs vivants. Mais il s'agissait, paraît-il, d'éditions contrefaites, destinées au public britannique. Même la Revue d'Edimbourg était contrefaite ainsi. Le public lettré, soucieux de lire les journaux anglais dans le texte, en trouvait l'analyse et les leaders dans le Galignani Messenger, qui tirait à 5.000 exemplaires environ. La plupart de nos journaux (surtout les Débats, le Constitutionnel et la Quotidienne) en

(1) Bowring, Autobiographical recollections, 303.

(2) Revue des Deux -Mondes, 15 oct. 1833, (revue-chronique). Le N° 4 du Punch de 1841 contient une caricature des Français à Londres, avec cheveux touffus et barbes «mérovingiennes ». Le texte dit qu'on les appelle foreign Affairs et que c'est très distinct de foreign gentlemen. L'article et les dessins rappellent beaucoup la manière de Thackeray.

donnaient des extraits, mais sans choix, et assez mal traduits. Quant aux revues, elles passaient à peu près inaperçues, bien que la Revue britannique en traduisît les principaux articles avec beaucoup de soin. Dans les journaux ou revues publiés en France, on ne trouve guère d'études suivies, et surtout impartiales, sur l'Angleterre. Une seule exception, importante à la vérité. La Revue des Deux-Mondes suivait de très près les événements de la vie politique, économique et littéraire britannique. Presque tous les hommes d'Etat anglais: Wellington, lord Grey, Brougham, Durham, Peel, Russell, Palmerston, beaucoup d'écrivains, de poètes surtout, font l'objet d'études attentives, même approfondies. Léon Faucher, Philarète Chasles, John Lemoinne, Forcade, Montégut signent ces articles, dont beaucoup sont remarquables. Pourtant quelques faits importants, quelques noms déjà célèbres échappent à ces observateurs attentifs : Fielding n'est l'objet que d'un court article de Gustave Planche, en 1832; Thackeray n'est signalé qu'en 1843; Dickens ne le sera qu'en 1848, Carlyle qu'en 1849, Mill passe inaperçu. La grande transformation économique de l'Angleterre, le triomphe du libre-échange ne sont guère étudiés qu'après coup, vers la fin du règne de Louis-Philippe. Destinés d'ailleurs à un public déjà averti, et assez restreint, ces articles n'ont pas fait beaucoup, malgré leurs mérites, pour changer les idées répandues; après 1846, ils se font plus rares, comme si l'intérêt des lecteurs pour les choses anglaises avait faibli.

On constate, vers la même époque, une décroissance marquée de l'anglomanie, qui avait fait fureur à la fin de la Restauration et au début de la monarchie de juillet. Cette mode, très superficielle, fut à son apogée vers 1835. Lady Morgan avait déjà remarqué que les fashionables, tout à fait ignorants de l'Angleterre et de la vie anglaise, imitaient seulement les dehors, le costume, les excentricités des Anglais qu'ils voyaient sur le continent. Raikes, Gronow, lady Granville plaisantent ces dandies ingénus, plus soucieux d'étonner que de plaire,

même à leurs modèles. Le fashionable ne connaît guère, comme Anglais illustres, que Brummel et Byron, et il les imite de son mieux. Encore le nom de Brummel est-il plus connu que sa personne. En 1840, le journal La Mode l'appelait le << Falstaff du prince de Galles » sans savoir qu'il venait de mourir, à Caen, atteint de gâtisme et tombé dans la plus noire misère. Le fameux Mylord l'Arsouille, que la foule prenait pour lord Seymour, était un sosie, fils d'une émigrée française et d'un pharmacien de Londres, et qui mourut en 1835. Le vrai Seymour, né de la liaison de Montrond avec lady Hertford, était au contraire un sportsman élégant, plus Français qu'Anglais, et qui n'alla jamais en Angleterre. Il contribua à introduire en France ce qu'il y eut de plus durable dans l'anglomanie, les courses de chevaux et l'habitude du club. La « Société d'Encouragement pour l'amélioration et le perfectionnement des races de chevaux en France » avait été fondée en 1833; le Jockey-Club s'ouvrit en 1835. Les courses de Chantilly commencèrent la même année. Le roi Louis-Philippe s'y intéressa; ses fils montrèrent beaucoup de goût pour ce nouveau divertissement; le duc d'Orléans se piquait d'avoir les plus beaux chevaux de France et de conduire lui-même son tilbury. Mais la mode des courses ne gagna pas le grand public. Après 1840, l'imitation des Anglais devint impopulaire; Seymour, ayant perdu en 1842 le prix du Jockey-Club, vendit ses chevaux et on crut que les courses de Chantilly seraient supprimées. Le Club lui-même eut plus de succès. Mais il demeura très fermé. On n'y admettait guère que des gentilshommes et quelques sportsmen. Bien qu'il fût très comfortable, et, au témoignage de Raikes, mieux installé que celui de Londres, il était peu coûteux et l'on y dînait à dix plats pour six francs (1). Cette anglomanie n'atteignait qu'une société restreinte de

(1) Sur l'anglomanie à cette époque, v. Boutet de Monvel, les Anglais à Paris, 160 et suiv., Jacques Boulenger, les Dandys, 247-280 et un article anonyme du Temps (3 fév. 1914) sur le Jockey-Club. Cette mode n'est qu'une résurrection à la fin de l'ancien régime, le duc d'Orléans (le

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jeunes gens riches et oisifs, mal informés de l'Angleterre et qui partageaient, au fond, les préjugés de la foule. On n'osa plus se dire fashionable après la crise d'Orient, et beaucoup d'anglomanes de la veille devinrent alors, plus ou moins publiquement, anglophobes.

Les hommes qui jugèrent le mieux les Anglais, pour les avoir bien étudiés, furent quelques écrivains, qui en général se tinrent à l'écart des mouvements d'opinion, et n'essayèrent pas de vaincre les préjugés de la foule. Eugène Süe, le seul homme de lettres qui fût membre du Jockey-Club, et qui avait la réputation d'un dandy, n'était anglomane que par mode et peut-être pour soigner sa notoriété de romancier. Ami de d'Orsay, de Seymour, de Chesterfield, montant des chevaux anglais, pratiquant la boxe anglaise, il affectait, dans ses œuvres comme dans sa vie, une sorte de byronisme ingénu qui tourna plus tard au socialisme sentimental. Son roman d'Arthur (1840) met en scène un Anglais, élégant et impassible, lord Falmouth, qui commande un yacht armé en guerre, et accomplit toutes sortes de prouesses (1). Devant le succès de ses Mystères de Paris, parus en feuilleton dans les Débats, en 1842 et 1843, et écrits au jour le jour, il inclina davantage à satisfaire le goût des petites gens, et il y fit des vertus populaires la peinture attendrissante et un peu niaise que l'on sait. Mais il n'y faisait pas de sacrifice à l'anglophobie. Sans doute, la << femme fatale » du roman, l'aventurière de qualité, Sarah Seyton, est une Ecossaise; mais l'homme qui la démasque et assure à la vertu sa récompense, c'est aussi un Briton, sir Walter Murph, du Yorkshire, Anglais flegmatique, courageux, dévoué, grand amateur de sports et d'éducation physique, qui a enseigné au héros du livre, Rodolphe de Gerolstein, l'art de jeter futur Egalité) avait, d'avance, donné l'exemple à ses petits-fils. V. à ce sujet le récent ouvrage de M. A. Britsch, La jeunesse de Louis-Philippe-Joseph d'Orléans.

(1) La Reine Victoria mandait en 1845 au Roi des Belges qu'elle désirait le lire, mais ne savait pas s'il était « pour elle ». Queen Victoria letters, II, 33.

bas, à coups de poing, les traîtres qui ne sont pas des gentlemen. Alfred de Vigny est celui des grands écrivains de cette époque qui a le mieux connu, le mieux compris les Anglais (1), le seul, peut-être, qui les ait aimés, sans pour cela rien renier de son patriotisme. Amené à Londres par son ami Reeve, il y avait fait un assez long séjour en 1838-1839, et fréquenté habituellement chez les Blessington et chez d'Orsay. Il rencontra là, entre autres, Bulwer le romancier, Charles Greville, lord Durham, l'acteur Macready, etc. Il eut, même dans ce milieu sympathique à la France, l'occasion d'entendre juger son pays avec quelque sévérité, et comme il dit, osa défendre ses compatriotes, même dans leurs fautes, par sympathie pour eux. Mais il avait parfois des scrupules, et se reprochait, tantôt de n'être pas juste, tantôt de paraître abandonner les Français. Quand lord Durham mourut, au début d'octobre 1840, il écrivit à lady Blessington pour déplorer la mort d'un homme à qui « l'alliance de la France semblait précieuse à plus d'un titre ». Et quelques jours plus tard, au moment où la guerre semblait inévitable, il adressait à Alfred d'Orsay ces belles paroles: « J'espère que l'on trouvera un moyen d'empêcher ou de retarder cette guerre de géants, qui semble près de se déclarer, mais si le moment arrive où la France ne pourrait pas l'empêcher honorablement, si nous sommes condamnés à voir encore la civilisation s'arrêter et les grossières questions de la destruction brutale remplacer pour longtemps celles du progrès des idées dans la paix, j'espère au moins que toute communication ne sera pas fermée entre les deux pays qui ont contracté tant d'unions malgré la politique, comme ces racines qui s'entrelacent sous terre entre les arbres, malgré les jardiniers (2). » Nul autre que Vigny ne donne cette note, au

(1) Il faudrait peut-être nommer aussi Ch. Nodier, qui, à certains égards, est un vrai spécialiste des choses anglaises, et a, par moments, des qualités de grand écrivain. Mais sa notoriété, aux environs de 1840, est encore faible, et son influence à peu près nulle.

(2) Ernest Dupuy, Alfred de Vigny, les Amitiés, p. 70. C'est l'image

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