pour nous la seule alliance possible. Bulwer, observateur peu bienveillant, mais sagace, et qui avait remarqué depuis longtemps la propension de Louis-Philippe à se rapprocher des puissances du continent, notait dès avril 1841 un retour marqué à la même tendance (1). Mais l'élément principal du succès manquait désormais. La Russie, satisfaite d'avoir rompu l'entente franco-anglaise, ne souhaitait rien faire de plus pour aller au devant de la France. Les puissances allemandes semblaient mieux disposées, mais l'opinion publique ne secondait plus aucunement, à cet égard, la bonne volonté des gouvernements. Suivant l'expression de Metternich, Thiers, en six semaines, avait fait autant pour nous aliéner l'Allemagne << que Napoléon en dix ans de guerre et d'oppression » (2). Ainsi, pendant tout le reste de son règne, Louis-Philippe tentera successivement ou ensemble de reconstruire une alliance avec l'Angleterre, que les Français soupçonnent ou détestent, et d'établir un accord avec l'Autriche et l'Allemagne, qui soupçonnent ou détestent la France. Tâche impossible, où il finira par succomber. (1) Bulwer à Palmerston, 23 avril 1841. F. O. Archives, France, 230. (2) Mémoires de Metternich, VI, 447. 66 CHAPITRE VII CORDIAL UNDERSTANDING " (1841-1845) I. Comment la France et l'Angleterre se connaissent. Diplomates, agents secrets, voyageurs, gens de lettres. Les relations intellectuelles et l'entente. II. Guizot et Aberdeen. Le droit de visite. Le projet d'accord commercial. — III. L'entente cordiale. Victoria en France. L'affaire Pritchard. Le Maroc. Louis-Philippe à Windsor. I Au mois d'Octobre 1840, la France et l'Angleterre semblaient à la veille d'une grande et terrible guerre. Un an après, le terme d' << entente cordiale », employé en 1831 pour la première fois par Palmerston, servait à nouveau pour caractériser les rapports des deux pays; il devait demeurer pendant cinq ans l'expression officielle de leur accord et prendre place, à chaque rentrée des deux Parlements, dans les discours des deux souverains. C'est donc que l'entente franco-anglaise correspondait, de part et d'autre, à une tendance naturelle ou du moins à des intérêts communs. Mais elle ne devait pas grandir, ni prendre racine dans l'esprit public. C'est qu'au cours des dix années écoulées depuis la révolution de juillet aucun des deux peuples n'avait fait de sérieux progrès dans la connaissance de l'autre. Tout au plus le souvenir des luttes et des haines d'autrefois commençait-il à s'effacer à mesure que disparaissaient les générations qui s'étaient âprement combattues. Mais la crise de 1840 était venue réveiller les rancunes et les passions d'autrefois. Les hommes qui, de part et d'autre de la Manche, ont essayé de reconstituer et de maintenir, de 1841 à 1846, l'« entente cordiale », connaissaient cet état de choses. Ils en parlaient assez souvent, pour le déplorer. Mais ils se sont bornés presque toujours à exprimer des regrets, ou des espérances, se fiant au temps, disaient-ils, pour dissiper ce qu'ils appelaient des « préjugés ». Aucun effort sérieux ne semble avoir été fait, de part ni d'autre, pour sortir du domaine des entretiens de gouvernement à gouvernement, voire de souverain à souverain, pour procurer aux deux nations une meilleure intelligence d'elles-mêmes, de leurs sentiments et de leurs intérêts communs, et ménager entre elles un accord plus profond et plus durable que celui des ministères et des chancelleries. Seuls quelques isolés, étrangers pour la plupart aux milieux politiques, comprendront l'importance d'un rapprochement semblable. Ils y tâcheront dans la mesure de leur influence, trop faible malheureusement. Pour faire équilibre à tout un lourd passé de luttes acharnées, il eût fallu l'effort d'une foi robuste, soutenue et dirigée par de puissants intérêts matériels. Les Français avaient, certainement plus que les Anglais, la curiosité éveillée sur ce qui se passait au delà de leurs frontières. Ils portaient intérêt au peuple voisin, mais avec plus de promptitude à juger que de soin pour recueillir des faits et pour en faire la critique. Cela est vrai même, et presque surtout, de ceux d'entre eux qui par leurs fonctions et la place qu'ils occupaient, étaient le mieux en état de s'informer et d'informer les autres. On se rappelle avec quelle hautaine impertinence Talleyrand renvoyait à la lecture des journaux et des livres le ministre des Affaires étrangères assez naïf pour demander aux ambassadeurs une dépêche trimestrielle d'observations générales sur la vie politique et économique du pays où ils résidaient (1). Ses successeurs s'en étaient tenus, dans leur correspondance, au récit à peu près quotidien des négociations proprement dites. Encore en réservaient-ils souvent l'essentiel pour le << papier carré des lettres particulières. On chercherait en vain, dans les dépêches de nos agents à Londres, même les plus clairvoyants et les plus actifs, des jugements d'ensemble sur les faits et les hommes qu'ils étaient en situation d'observer. C'étaient, apparemment, choses supposées connues. Guizot luimême, qui avait apporté dans ses fonctions une connaissance assez rare du passé de l'Angleterre et de ses institutions, n'avait pas cherché, pendant son séjour à Londres, à étendre ses relations personnelles hors du cercle de la cour et de quelques salons aristocratiques, en général déjà favorables aux mœurs et aux idées françaises. Si des Français traversaient le détroit et voyageaient en Angleterre, la nuance d'accueil et le degré d'appui qu'ils pouvaient attendre de nos agents diplomatiques étaient proportionnés, non à leur valeur personnelle ou à l'influence qu'ils pouvaient avoir sur l'opinion britannique, mais au rang qu'ils occupaient, en France, dans la hiérarchie officielle ou mondaine. Vigny, Michelet, Louis Blanc ont pu venir à Londres, y séjourner, sans que l'ambassadeur de France ait paru soupçonner leur présence, ou du moins y prendre intérêt. La plupart de nos ambassadeurs ou chargés d'affaires, sans en excepter les mieux doués ni les plus habiles, tels que le comte de Sainte-Aulaire, se regardaient comme des représentants de leur souverain, parfois du ministre des Affaires étrangères, bien plus que de la nation dans son ensemble. Volontiers, ils conservaient les façons de l'ancien régime. Le comte de Sainte-Aulaire mettait même une coquetterie assez singulière, et qui ne passait pas inaperçue, à porter encore, après 1840, les cheveux poudrés, comme sous l'ancien régime. L'ambassade (1) Circulaire de l'Amiral de Rigny, 5 mai 1834 (Arch. de l'Ambassade de Londres). n'avait guère d'informateurs politiques, n'envoyait personne aux séances des Chambres; elle ne comptait, à cette époque, ni attaché militaire, ni attaché naval; il fallut la circonstance exceptionnelle des négociations sur le droit de visite, en 1845, pour que le duc de Broglie, plénipotentiaire spécial, amenât à Londres quelques officiers de vaisseau. Les rapports de l'ambassade avec la presse anglaise étaient assez rares. Guizot notait comme extraordinaire, en 1840, une visite que lui avait faite, pour un motif personnel, le directeur du Morning Chronicle, et quand lui-même crut opportun d'agir, dans l'intérêt de la France, sur quelques journaux britanniques, il demanda de Paris un agent spécial, mandaté par le ministre de l'Intérieur (1). Au reste, les hommes d'Etat français ne paraissent guère, à quelques exceptions près, avoir souhaité prendre, de la vie publique en Angleterre, une connaissance personnelle et directe. Guizot, avant son ambassade, n'avait jamais passé le détroit. Thiers fit le voyage une fois, et très rapidement. C'était plutôt un usage, et une sorte de rite à accomplir, qu'un besoin ressenti. Un député, qui était venu à Londres, disait à Talleyrand au moment de repartir: « Maintenant que j'ai dîné avec lord Palmerston, on ne dira plus à Paris que je ne puis pas être ministre (2). » Fait remarquable, le premier qui ait songé à établir, entre le British Museum et la Bibliothèque Nationale, un échange régulier des ouvrages publiés dans les deux pays, est un simple particulier, John Bowring, l'ami de Cobden. Talleyrand lui fit compliment, à cette occasion, d'être le seul homme ayant signé « un traité intellectuel » ; encore paraît-il que la convention ne fut pas exécutée, par suite de la mauvaise volonté d'une Université écossaise, et que l'on échangea seulement des docu (1) V. plus haut, p. 185 et 193. (2) Chronique de la duchesse de Dino, I, 120. Il s'agit à la vérité de Bignon, dont les ouvrages historiques (probablement inconnus de Palmerston), sont très anglophobes. |