ment français projetait d'occuper les îles Baléares comme moyen d'assurer le rapatriement des troupes d'Algérie (1). L'information était peut-être inexacte; il n'y a dans les archives françaises aucune trace d'un pareil projet (2). Toutefois, un des membres du cabinet Thiers, Jaubert, devait y faire plus tard, au cours d'une discussion parlementaire, une allusion assez précise (3). Palmerston s'empressa donc d'avertir la cour de Madrid et fit valoir auprès de Melbourne la nécessité de ne plus faire aucune concession à Thiers. Il venait à grand'peine de promettre à Victoria une démarche conciliante pour la France; maintenant, il s'y refusait (4). De Paris arrivaient sans cesse des nouvelles des armements français. L'ambassadeur autrichien Apponyi, directement informé par un fonctionnaire du ministère de la guerre, avait transmis à Granville des états de situation précis et probants (5). Melbourne, mis au courant, s'adressa au roi des Belges, le suppliant d'obtenir de son beaupère, à la rentrée des Chambres, un discours conciliant. La reine fit une démarche analogue. Elle insista également auprès de Guizot, venu à Windsor le 20 octobre (6). Le résultat fut rapidement atteint. Louis-Philippe venait à peine d'échapper à la balle d'un assassin, et la nouvelle de l'attentat (7) avait produit en France une réaction du sentiment public défavorable à l'esprit de guerre et de révolution. La confiance qu'on avait eue si longtemps dans la toute-puis (1) Granville à Palmerston, 12 oct. 1840. L'agent secret, rémunéré à raison de 12 1. st. par mois, reçut une gratification supplémentaire de 80 1. st. (Rapport secret de Bulwer, oct. 1841, ibid., 242. Cf. infra, chap. VII, P. 232-233. (2) La France avait loué une petite île de l'archipel baléare pour y établir un hôpital destiné aux malades et blessés de l'armée d'Afrique. C'est peut-être là l'origine de l'information qui émut si fort les Anglais. (3) Ashley, I, 887; Thureau-Dangin, IV, 342. (4) Queen Victoria Letters, 242-246. (5) Granville à Palmerston, 30 octobre 1840, F. O. (6) Sanders, 487; Queen Victoria Letters, 244-45. (7) Attentat de Darmès, le 15 octobre. Cf. Guizot, Mémoires, V, 402-405. sance de Mehemet Ali était tombée. Thiers lui-même était inquiet: « Je tremble, écrivait-il dès le 13 octobre, d'apprendre un gros succès des Anglais. Pour ce cas, nos têtes n'y tiendraient plus, car nous ne sommes pas prêts, bien que nous ayons beaucoup travaillé. » Et le 18: « L'approche du danger extérieur a fort ébranlé certain courage. Je le soutiens tant que je puis, mais je ne sais si j'y réussirai jusqu'au bout. » (1) Au fond, il savait à quoi s'en tenir, et son calcul était fait se laisser congédier par le roi, qui supporterait toute l'impopularité de paraître céder à la menace anglaise. Louis-Philippe en était prévenu, et Palmerston lui-même l'avait appris (2). Le 25, Thiers présenta au roi le projet de discours du trône pour l'ouverture de la session, qui avait lieu le 28. Il y avait inscrit une protestation contre le traité du 15 juillet, le refus de consentir que Mehemet Ali fût dépouillé de l'Egypte, et la demande d'un appel supplémentaire de 150.000 hommes. Le roi refusa, ne voulant pas, dit-il le lendemain à Bulwer, remplacer « des armements de précaution par des armements de guerre » (3). Thiers donna aussitôt sa démission. Louis-Philippe fit appeler Soult, qu'il avait pressenti, et offrit le portefeuille des affaires étrangères à Guizot, qui accepta et était à Paris dès le 29 octobre. Palmerston pouvait savourer sa victoire: « C'est ce que j'ai souvent dit et toujours pensé. Les armements de Thiers étaient une manœuvre destinée à produire un effet supérieur à leur réalité, en fait, une pure jonglerie... Eh! bien, nous sommes restés fermes, nous ne nous sommes pas laissé duper, et Thiers s'en va... » (4) Il s'en allait victime d'une double erreur sur la conduite à (1) D. Halévy, le Courrier de M. Thiers, 158. (2) Palmerston à Melbourne, 28 octobre (et non 25), Sanders, 487. (3) Bulwer à Palmerston, 26 octobre 1840; F. O. Sur ces événements v. le journal adressé au prince de Joinville par la princesse Clémentine. (Revue rétrospective, 515-16). (4) Sanders, 487. tenir à Londres et en Orient. Le point faible de Palmerston était à Londres et dans le ministère même. En prenant hardiment, à la face de l'opinion anglaise, la défense de l'Egypte, en disant que le maintien de l'entente cordiale était impossible si l'on voulait restaurer la puissance turque en Syrie et à Alexandrie, Thiers aurait trouvé en Angleterre et parmi les collègues mêmes de Palmerston un solide appui. En n'envoyant pas sa note du 8 octobre, il aurait acculé Palmerston à la nécessité de tendre la main à la France ou de se retirer. Il avait préféré agir en Orient et commis l'erreur de croire, d'abord à la puissance réelle de Mehemet Ali, ensuite à sa propre influence auprès des Turcs, appuyés désormais par la Russie et l'Angleterre. Ces erreurs de stratégie diplomatique ne sont pas rares, et Palmerston en avait commis de pires. Le vrai tort de Thiers est autre, et plus grave. Averti qu'il était des intentions de Louis-Philippe, il proposa des mesures nettement belliqueuses afin de se ménager sans risque une retraite honorable. Pour réserver son avenir parlementaire, il compromettait gravement le régime qu'il avait contribué à fonder, laissait la France irritée contre son gouvernement, contre son alliée de la veille, isolée et mécontente. Surtout, il laissait l'Europe, et particulièrement l'Allemagne, persuadée de nos intentions guerrières et décidée à nous en punir à la première occasion. III Bien qu'il ne fût pas officiellement le chef du nouveau ministère, qu'on appela, suivant l'usage d'alors, le « cabinet du 29 octobre », Guizot avait, en fait, la direction des affaires, le maréchal Soult étant << content de sa position et sans prétentions importunes ». Louis-Philippe montrait la plus grande confiance dans le ministre de son choix. Mais hors des Tuileries, et dans les Chambres mêmes, la situation de Guizot était difficile. Il la compare, sans non raison, à celle de Casimir-Perier en 1831 (1). Louis-Philippe et son ministère apportaient à l'Europe une garantie de paix, mais beaucoup de Français leur reprochaient de le faire au prix de la dignité de la nation. Même parmi les étrangers, on s'exagérait les sacrifices que le roi aurait consentis pour sauver la paix et la dynastie. Raikes ne dit-il pas qu'il aurait, au besoin, abandonné Toulouse et Marseille? (2) Dans ces conditions, l'attitude naturelle du gouvernement nouveau était de dire à l'Europe, comme Perier l'avait fait en son temps: « Nous sommes votre seule garantie de paix; faitesnous, dans votre intérêt, la tâche plus facile et fortifiez-nous par quelques concessions. » Ce raisonnement était admis en Angleterre par la plupart des whigs modérés, dont le Times était l'organe. La reine et le prince Albert s'y rangeaient; lord Melbourne également. Mais Palmerston était encouragé par ses succès mêmes à l'intransigeance. « Le tout est, dit-il en apprenant la chute de Thiers, que Louis-Philippe n'arrive pas à tirer de notre pitié, in forma pauperis, ce qu'il n'a pu extorquer de notre crainte par la menace. » (3) Il prit donc les devants, et tandis qu'on cherchait à Vienne et à Londres la formule d'une concession que Guizot pût présenter aux Chambres, il fit tenir à Paris une note censée rédigée pour répondre au casus belli de Thiers, et où il soutenait l'impossibilité légale pour les puissances d'empêcher le sultan de déposer Mehemet Ali. C'est la doctrine même qu'il avait exposée au Conseil du 10 octobre. Louis-Philippe ne crut pas devoir s'y arrêter, et remit le roi des Belges en campagne pour obtenir un arrangement satisfaisant. Il croyait encore pouvoir, pour prix du renvoi de Thiers, non seulement maintenir l'hérédité du pacha d'Egypte, mais lui conserver Candie et le pachalik d'Acre (4). Mais il fallut (1) Mémoires, V, 10-11. (2) Lettre à Wellington, 7 nov. 1840, citée par Rodkey, 195, note 2. (3) A Melbourne, 28 oct. 1840; Sanders, 487. (4) Louis-Philippe à Léopold Ier, 6 nov. 1840; Revue rétrospective, 364. déchanter bientôt. Palmerston publia sa note dans les journaux. et le bon sens public y vit ce que le roi ni Guizot n'avaient voulu y voir. Le 14 novembre, enfin, il fit signer par les << quatre » une convention où les puissances exigeaient de Mehemet Ali une soumission absolue au sultan avant d'intervenir pour lui faire restituer le gouvernement héréditaire de l'Egypte. Sur cette « soumission absolue » on pouvait chicaner. En attendant, ordre était donné à l'amiral Stopford de pousser vigoureusement les hostilités. Déjà le 4 novembre, les forces britanniques, aidées des Turcs et des Autrichiens, avaient bombardé et pris Saint-Jean-d'Acre sans résistance sérieuse. Le 27 novembre, le commodore sir Charles Napier, embossé devant Alexandrie, signait avec le pacha une convention d'évacuation complète de la Syrie et de restitution des navires turcs, en échange de la garantie des puissances au maintien de sa dynastie en Egypte. Le 11 décembre, Stopford, qui n'avait pas ratifié la convention Napier, faute d'instructions conformes, obtint même de Mehemet Ali une promesse de soumission sans conditions écrites, en échange de laquelle le gouvernement turc finit, non sans réticences, par promettre de renoncer à l'acte de déchéance (1). Pratiquement, ce qu'on avait appelé la « question d'Alexandrie » était réglé par le succès incontestable de Palmerston et la défaite de la France. L'un des plus acharnés adversaires du ministre anglais, Henry Greville, écrivait dans son journal, à la date du 4 décembre: « Palmerston est triomphant, tout a tourné en sa faveur... Ses collègues n'ont plus rien à dire et... le pacha est réduit à se soumettre. La querelle est finie. >> (2) Guizot, informé de la situation par son chargé d'affaires à Londres, Bourqueney, et par un agent spécial, le baron Mounier, qu'il avait dépêché à cet effet, renonça dès lors à obtenir le moindre changement au traité du 15 juillet. Il prit (1) Détails dans Rodkey, 203-206. (2) Journal, III, 308. |