L'Egypte et l'amitié de Mehemet Ali valaient-elles que la France courût le risque de combattre, à peu près seule, une grande coalition européenne pour conserver la Syrie au pacha? Beaucoup en doutaient. Guizot fit tenir à Thiers, par un intermédiaire, un mémoire en forme de lettre où il se prononçait pour la négative (1). L'idée se faisait jour, peu à peu, que l'on avait peut-être trop hâtivement pris parti en faveur de Mehemet Ali, en faisant fond sur sa puissance et sa ténacité. Mais, le 3 octobre, les journaux publièrent une dépêche télégraphique annonçant la prise de Beyrouth par les Anglais, aidés des Autrichiens et des Turcs, après un bombardement qui « avait réduit la ville en cendres ». Le lendemain, on apprit que, par un firman en date du 14 septembre, la Porte, dépassant de beaucoup la mesure prévue par le traité du 15 juillet, avait prononcé la déposition de Mehemet Ali et mis en état de blocus les côtes de Syrie et d'Egypte. L'opinion française accueillit cette nouvelle, dit un témoin anglais, comme s'il se fût agi des côtes de Normandie (2). De violentes manifestations se produisirent dans les rues de Paris. On chantait la Marseillaise et l'on criait : « Guerre aux Anglais ! » Le roi se voyait au moment de ne plus pouvoir utilement parler en faveur de la paix. << La fureur contre l'Angleterre s'accroît, écrivait-il à son gendre le roi des Belges. Tout notre peuple est persuadé que l'Angleterre veut réduite la France au rang de puissance secondaire, et vous savez ce que c'est que l'orgueil national... Si les deux gouvernements (anglais et russe) veulent ou osent entreprendre l'abaissement de la France, la guerre s'allumera, et pour mon compte alors je m'y jetterai à outrance... » (3) Il décida donc d'envoyer à Londres une protestation formelle contre la déposition du (1) Guizot à un ami, 23 sept. 1840, B. N., Papiers Thiers; Minute aux Arch. de l'ambassade de Londres; imprimé par D. Halévy, le Courrier de M. Thiers, 153-156. (2) Rodkey, 187, n. 84. Cf. les extraits de journaux donnés par Guichen, 382-83 et 395-96. (3) Léopold Ier à Victoria, 2 oct. 1840. Queen Victoria letters, I, 233. pacha d'Egypte. La France, disait ce document, daté du 8 octobre, regarde la déchéance du vice-roi comme une atteinte à l'équilibre général et « se borne dans ce moment à déclarer que pour sa part elle ne pourrait consentir à la mise à exécution de l'acte de déchéance prononcé à Constantinople » (1). Cette note était destinée à l'opinion française au moins autant qu'au gouvernement britannique. La veille, 7 octobre, Thiers avait fait signer au roi l'ordonnance convoquant les Chambres pour le 28. Il avait voulu pouvoir se présenter devant elles avec ce document d'apparence menaçante, qu'il appellera plus tard, et laissera appeler par ses apologistes, le casus belli du 8 octobre. En réalité, la menace était sans objet. Avant même de la formuler, Thiers savait déjà (il l'indique dans sa note même) que Palmerston regardait la déchéance comme « une mesure comminatoire, sans conséquence effective ou nécessaire ». Mais la pièce était rédigée visiblement pour la tribune et les journaux. Elle disait ce que la France n'acceptait pas; elle ne disait pas ce qu'elle acceptait. Thiers risquait ainsi qu'on lui imposât de reculer dans ses prétentions jusqu'à la limite que lui-même déclarait ne pouvoir franchir. C'est ce qui advint en effet. Bien mieux, la note du 8 octobre dispensa Palmerston d'offrir luimême une satisfaction à la France, au moment où il allait y être contraint. Dès le milieu de septembre, ses adversaires dans le cabinet, et en particulier lord John Russell, avaient vivement insisté pour que la France reçût, de façon ou d'autre, une « satisfaction » dans l'affaire d'Orient. On avait proposé de donner au gouvernement de Louis-Philippe une communication officielle et collective du traité du 15 juillet, ce qui rouvrirait la négociation. Le Times conseillait même d'accepter les propositions que Mehemet Ali, sur le conseil de Walewski, avait faites au sultan. Le 26 septembre, lord John offrit sa démission à Melbourne pour le cas où lui et Palmerston refuseraient de s'accorder avec (1) Thiers à Guizot, 8 oct. 1840; Guichen, 398. la France. La reine dut intervenir personnellement pour éviter une crise. Elle fit dire à Louis-Philippe par Léopold: « Bien que la France soit dans son tort, tout à fait dans son tort, je suis très désireuse, et mon gouvernement aussi, j'en suis sûre, qu'elle puisse être apaisée et reprenne sa place parmi les cinq puissances. » (1) Lord John Russell accusait, non sans vraisemblance, Palmerston et Ponsonby d'intriguer à Constantinople pour exciter les Turcs contre l'Egypte. Il voulait que l'on rappelât Ponsonby, et Palmerston s'y refusait aigrement. Bientôt on sut que Ponsonby, acharné contre Mehemet, conseillait à la Porte de le déclarer déchu et de lui donner un successeur. Lord Holland intervint alors à son tour. Bien qu'il fût presque mourant (il devait succomber moins d'un mois plus tard), il écrivit à Melbourne une très belle lettre, le suppliant de mander Guizot lui-même et de lui dire tout de suite que l'Angleterre ne reconnaîtrait pas la déchéance du pacha. « Si l'on attend plus longtemps et qu'on ait le moindre échec en Syrie, il faudra donner peut-être dix fois plus pour sauver la paix... Ne chicanez pas pour le neuvième d'un pouce, mais accordez à un ami qui le mérite bien ce que vous pouvez sacrifier sans risque.» (2) Le 1er octobre, après un conseil des ministres fort agité, Palmerston finit par accepter de faire une démarche conseillée par Metternich depuis près d'un mois: on offrirait à la France de se concerter avec les puissances, pour le cas où les mesures prévues au traité du 15 juillet seraient sans effet: formule assez vague qui permettait de rétablir le fameux concert (3). Encore fallait-il l'agrément de Berlin et de SaintPétersbourg, et le temps qu'on l'attendît, Palmerston espérait que Stopford aurait achevé son œuvre. Le lendemain arrivait la nouvelle de la déchéance, en même temps que des dépêches de Vienne relatant la colère de Metternich contre cette impru (1) Sanders, Lord Melbourne papers, 479-81. Queen Victoria letters, I, 231. (2) Holland à Melbourne, 27 sept. 1840; Sanders, 483. (3) Melbourne à Victoria, 1er octobre. Queen Victoria Letters, I, 232. dence, qui pouvait tout gâter à Paris. Melbourne pensait de même. Il fit donc accepter par ses collègues, malgré Palmerston, l'idée d'une démarche directe auprès de la France pour lui offrir nettement de reprendre la discussion. Le roi des Belges, auteur de cette proposition, la transmit à Louis-Philippe, qui se saisit aussitôt de l'affaire et fit des propositions formelles. Il fallait, selon lui, faire « un bel et bon traité » des cinq puissances avec l'Egypte, qui fixerait la frontière en Syrie, << finirait tout admirablement, et emporterait dans le vague des airs les traités d'Unkiar-Skelessi et du 15 juillet » (1). Le temps pressait. Le soir du 9 octobre, les ministres anglais décidèrent de réunir le lendemain un conseil extraordinaire. Lord John Russell y devait proposer qu'on demandât directement à la France ses conditions pour un arrangement immédiat sur la question d'Orient. Melbourne, fort ennuyé de ces complications, et du reste malade, avouait à la reine que devant la résistance certaine de Palmerston et l'obstination de ses adversaires, il fallait s'attendre à une rupture et à la dislocation du ministère. Jamais la situation de Palmerston n'avait été plus menacée (2). Le salut lui vint, une fois de plus, de l'adversaire même. Aussitôt rédigée la note du 8 octobre, Louis-Philippe s'était donné auprès de Bulwer le mérite de cette démarche qu'il appelait pacifique. Palmerston, averti, prévint Melbourne. Quand ensuite, le 10 au matin, Guizot apporta au Foreign Office le fameux casus belli, qu'il trouvait pour sa part bien anodin, Palmerston le reçut avec un aimable empressement. Et l'après-midi, au Conseil, il lut la note de Thiers d'un ton presque triomphal. Que réclamait-on pour satisfaire la France? Elle ne s'opposait plus qu'à la déchéance, dont personne ne voulait à Londres. On pouvait tenir ferme, ôter même à Mehemet Ali son gouvernement héréditaire d'Egypte. Tous les ministres protestèrent. Il ne fallait pas aller trop loin. Mais les avances dont (1) Louis-Philippe à Léopold Ier, 10 octobre 1840; Revue rétrospective, 364. (2) Sanders, 484; Queen Victoria Letters, I, 236; Ashley, I, 384-385. on avait parlé pour concilier la France devenaient inutiles. Thiers avait << enfoncé une porte ouverte » et sauvé le portefeuille de Palmerston (1). A la vérité, ni lui, ni peut-être Louis-Philippe n'avaient bien connu la situation en Angleterre, et ce qu'ils auraient pu attendre comme avantage d'un peu de sang-froid et de fermeté. En tout cas, Thiers s'aperçut vite qu'il avait été mal compris à Londres et peut-être joué à Paris. Sa note du 8 n'était, dans son esprit, destinée qu'à rouvrir les négociations. Mais elle contenait une phrase malheureuse en faveur de la << double existence » de la Turquie et de l'Egypte, « quelle que soit la limite qui les sépare ». On semblait ainsi se désintéresser de la question des frontières. En réalité, Thiers entendait la réserver, et l'ambassadeur à Paris, Granville, ne le comprit pas autrement. Mais il est probable que Louis-Philippe avait intentionnellement laissé passer cette formule à double entente. Du moins, on peut avoir quelque doute sur son sentiment à cet égard, et ce doute, que Thiers semble avoir ressenti. après coup, explique sa conduite ultérieure. Averti par Guizot, qui trouvait la note du 8 très maladroite, du sens que l'on y avait donné à Londres, Thiers voulut regagner le terrain perdu. Dès le 15, il prévint Granville que sa première démarche, à la rentrée des Chambres, serait pour demander de nouveaux crédits militaires, si d'ici là la France n'avait pas été conviée à un règlement général de l'affaire d'Orient. Les gardes nationales seraient mises en activité, les troupes d'Afrique rappelées en grande partie, et l'on réunirait << plusieurs armées » sur les frontières. Il donnait cependant, pour preuve de ses intentions pacifiques, le rappel de la flotte du Levant dans les eaux de Toulon. Mais les Anglais n'y virent qu'une menace de plus. Un agent du ministère des affaires étrangères, soudoyé par l'avocat de l'ambassade anglaise, Lewis Goldsmith, révéla à Granville que le gouverne (1) Queen Victoria Letters, I, 237-39. Greville, Journals, II, (I), 291. |