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ses faveurs. Elle seule le voyait et l'entendait pour toute autre qu'elle, il n'y avait rien.

Notre bonne dame, donc, persévérait dans cette admirable constance, quand enfin, au bout de quelques mois, l'Incube irrité recourut à un nouveau genre de persécutions. D'abord il lui enleva une croix d'argent remplie de saintes Reliques, et une cire bénite ou Agneau papal du Bienheureux Pontife Pie V, qu'elle portait toujours sur elle; puis, ce fut le tour des bagues et autres bijoux d'or et d'argent, qu'il déroba, sans toucher aux serrures, dans la cassette où ils étaient enfermés. Ensuite il commença à la frapper cruellement, et après chaque volée de coups on lui voyait à la figure, au bras et à d'autres endroits du corps, des contusions et des bleus qui duraient un jour ou deux, et tout à coup disparaissaient en un moment, au rebours des contusions naturelles, qui décroissent peu à peu et par degrés. Quelquefois, tandis qu'elle donnait à teter à sa petite fille, il la lui enlevait de dessus ses genoux, pour la placer sur le toit, au bord de la gouttière,

ou bien il la cachait, mais sans jamais lui Occasionner aucun mal. Tantôt il mettait sens dessus dessous tout le ménage, tantôt il cassait en mille pièces les marmites, les assiettes et autres vases de terre, et en un clin d'œil les rétablissait dans leur état primitif. Une nuit qu'elle était couchée avec son mari, l'Incube, lui apparaissant sous sa forme habituelle, la pria énergiquement de se laisser faire; elle résista comme de coutume. Furieux, l'Incube se retire et, fort peu de temps après, le voici qui rentre avec une charge énorme de ces plaquettes de pierre, dont les habitants de Gênes et de la Ligurie en général se servent pour couvrir leurs maisons. De ces pierres, il bâtit autour du lit un mur si élevé qu'il en atteignait le ciel et que nos époux, pour en sortir, eurent besoin de se faire apporter une échelle. Ce mur, du reste, était construit sans chaux; on le détruisit, et on mit les pierres dans un coin, où elles restèrent exposées à tous les regards pendant deux jours, après quoi elles dispa

rurent.

Le jour de la Saint-Étienne, le mari avait

invité à dîner quelques braves militaires de ses amis, et, pour faire honneur à ses hôtes, avait préparé un repas respectable. Tandis que, suivant l'usage, on se lave les mains avant de s'asseoir, zest! voilà tout à coup la table disparue disparus aussi tous les mets, les marmites, les chaudrons, les plats et toute la vaisselle dans la cuisine; disparus les cruches, les flacons, les verres. Je vous laisse à penser l'étonnement, la stupeur de nos convives; ils étaient huit, et dans le nombre un capitaine d'infanterie Espagnol, lequel, se tournant vers ses camarades, leur dit : « N'ayez pas peur, c'est une farce, mais >> sacrebleu! il y avait une table ici, elle y >> est encore; minute, je vais la retrouver. » Ceci dit, notre brave fait le tour de la salle, les mains étendues, essayant de saisir la table; mais après bien des tours, voyant qu'il n'arrivait à rien qu'à toucher de l'air, les autres se moquèrent de lui; et comme il était déjà grand temps de dîner, chacun prit sa capote et se mit en devoir de rentrer chez soi. Ils étaient déjà tous à la porte de la maison avec le mari qui, par politesse, leur

faisait un bout de conduite, lorsqu'ils entendent un grand bruit dans la salle à manger. Ils s'arrêtent pour en savoir la cause, et bientôt la servante accourt leur annoncer que la cuisine est pleine de vases nouveaux chargés de mets, et que la table est remise en place dans la salle à manger. Ils y reviennent, et ne sont pas peu surpris de voir la table couverte de nappes, de serviettes, de salières, de plateaux qui n'appartenaient pas à la maison, et de mets qui n'y avaient pas été préparés. Sur le côté était une grande crédence, où l'on admirait, disposés dans le meilleur ordre, des calices de cristal, d'argent et d'or, avec toutes sortes d'amphores, de flacons, de coupes, remplis de vins étrangers vin de Crète, de Campanie, des Canaries, du Rhin, etc. Dans la cuisine aussi, une abondante variété de mets dans des marmites et des plats qu'on n'avait jamais vus. Plusieurs de nos convives hésitèrent d'abord à goûter de ces mets; toutefois, encouragés par d'autres, ils se mirent à table, et tous eurent bientôt fait leur affaire du repas, qu'ils trouvèrent exquis. Immédiatement après,

comme ils étaient assis devant le feu suivant l'habitude de la saison, tout disparut à la fois, vaisselle et desserte, et à la place reparut l'ancien couvert du logis avec les plats qui avaient été préparés; mais, chose étonnante, tous les convives étaient rassasiés, si bien que personne n'eut envie de souper après un dîner de cette magnificence. Ce qui prouve assez que les mets substitués aux premiers étaient réels et non imaginaires.

Cependant il y avait plusieurs mois que durait cette persécution, lorsque la dame s'adressa au Bienheureux Bernardin de Feltre, dont on vénère le corps dans l'église de Saint-Jacques, à une petite distance des murs de la ville. Elle lui fit vou de rester une année entière revêtue d'un froc gris, serré avec une corde, pareil à ceux que portent les Frères Mineurs, à l'Ordre desquels appartenait ce Bienheureux Bernardin, espérant, par son intercession, être enfin délivrée des persécutions de l'Incube. Et de fait, le 28 Septembre, qui est la Vigile de la Dédicace de Saint Michel Archange, et la fête du Bienheureux Bernardin, elle revêtit la robe

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