Page images
PDF
EPUB

30 avril, je viens soumettre aux lecteurs de la Revue la question dont je voulais entretenir les doctes autant que gais convives du plus hospitalier des châtelains.

Je traduirai d'abord aussi fidèlement que je le pourrai (1) le récit fort pittoresque du chroniqueur Guillaume Bardin (Historia chronologica parlamentorum patriæ occitana), etc. (2).

<< Anselme de Ysalguier, chevalier toulousain, qui pendant douze années avait parcouru l'Europe et l'Afrique (3) et avait épousé en ce dernier pays une négresse appelée Salulasaïs (4), revint à Toulouse en l'année 1493 avec sa femme, une fillette et deux fils. La femme qu'il amenait ainsi était d'une famille noble; elle habitait la ville de Gago (5) quand Anselme y arriva; il s'éprit de la jeune fille et aussi de ses richesses qui consistaient en or et en pierres précieuses. Le père de Salulasaïs étant mort (6), il fut aimé d'elle et ils se marièrent. S'il put l'épouser sans abjuraton, on l'ignore. Cependant après huit années de séjour ils prirent place sur un navire et par la mer Méditerranée abordèrent à Marseille avec trois eunuques noirs et autant de servantes. De là ils gagnèrent Toulouse, et, y ayant reçu le baptême, ils embrassèrent

(1) J'avais autrefois le prix de version latine, mais depuis près d'un demisiècle je me suis quelque peu rouillé. Ma traduction, en tout cas, sera un peu moins fantaisiste que celle de la Biographie toulousaine (article Isalguier). Germain de la Faille (Annales de la ville de Toulouse) a donné aussi une paraphrase du récit de Bardin, mais beaucoup plus discrète.

(2) Histoire générale de Languedoc, édition originale, t. IV, col. 33; édition Privat, t. x, col. 53.

(3) La Faille et la Biographie toulousaine ont substitué l'Asie à l'Afrique. (4) On lit dans la Biographie toulousaine: «Par une de ces bizarreries de la fortune, dont cependant on aurait tort de s'étonner, il s'éprit d'une forte passion pour une jeune négresse, fille d'un des principaux du pays, belle, riche, bien faite, et qui portait le nom de Salucaïs. »

(5) Cago manque à notre plus récent et plus considérable dictionnaire de géographie, celui de Vivien de Saint-Martin.

(6) La Faille et la Biogr. toul. font mourir à la fois le père et la mère de la jeune fille. Mais ce dernier recueil ajoute bien d'autres choses. Que l'on en juge par cette citation : « Anselme possédait également les avantages extérieurs qui ajoutent tant de prix aux qualités de l'âme; il était de plus étranger et français; aussi ne lui fut-il pas difficile de faire partager son amour par la belle Salucaïs.»> (On a reconnu le style troubadour en vogue sous la Restauration). Tout le reste de l'article est une broderie de la paraphrase de La Faille, broderie où les fleurs de rhétorique sont semées à profusion. Par exemple : « Une religion différente séparait néanmoins ces deux amants. Salucaïs était mahométane, mais elle aimait trop pour ne pas tout braver. Le mariage se conclut discrèment... Leur amour dura d'autant plus après leur hymen, qu'il fallut soigneusement cacher le nœud qui les unissait. De si pénibles contraintes, le désir impérieux de servir sa patrie, s'élevant dans le cœur d'Isalguier, le portèrent au bout de quelques années à engager son épouse à le suivre en France; elle y consentit sans peine. Ce fut à travers mille difficultés qu'ils s'éloignèrent de Gago; ils eurent pour y parvenir de pénibles traverses à surmonter; leur constance les vainquit, etc. »

la religion chrétienne. Leur fille, appelée Marthe, avait alors six ans. Quand elle atteignit sa seizième année, quoiqu'elle fût très noire, plus noire encore que sa mère, à l'exception d'une petite ligne blanche qu'elle avait au front et de deux doigts de la main gauche également blancs, le pouce et l'auriculaire, elle avait si bonne mine et si belle forme, qu'elle dépassait toutes les jeunes toulousaines par le charme de sa beauté (1). Mais de même que son corps resplendissait des dons de la nature, son âme brillait de la grâce de Dieu (2). Tous les jours elle assistait à la célébration de la messe, et elle entendait les vêpres tous les dimanches et jours de fêtes. L'argent que ses parents lui donnaient pour sa toilette (3) elle le détournait de son propre usage, le distribuait aux pauvres et prodiguait ses largesses aux frères mendiants. Elle fut donnée en mariage avec une magnifique dot à Eugène de Faudoas, chevalier. De lui naquit Eustache de Faudoas, chevalier accompli, qui fut appelé le Maure (4), étant entièrement semblable à sa mère. Dudit Anselme et de ladite Salulasaïs naquirent à Toulouse deux filles, une très blanche, l'autre basanée, qui, après la mort de leur père, se firent religieuses en même temps que leur mère, alors d'un âge très avancé. Anselme avait une relation de son voyage où il avait décrit tout ce qui lui avait paru digne de remarque, notamment les coutumes et l'état politique et religieux des peuples avec lesquels il avait été en communication. Il avait aussi composé un dictionnaire des langues arabe, turque et africaine, avec traduction latine et française. Un des trois eunuques était un excellentissime médecin il connaissait admirablement les forces et les vertus des plantes, à l'aide desquelles il soignait les fièvres chaudes et pernicieuses, faisant vomir et saignant les malades. Et de cette façon, en 1416, à Toulouse, Charles, fils du roi de France et dauphin du Viennois, fut guéri en cinq jours et lui donna pour récompense mille écus d'or (5). Moi-même étant atteint d'une pleurésie,

(1) On ne sait pourquoi La Faille remplace cette description par ces mots d'un signalement de passeport: « Elle avait les yeux beaux et les traits réguliers. » La Biogr. toul. ajoute aux beaux yeux et aux traits réguliers une taille fine, mais affaiblissant la pensée du narrateur fait de Marthe l'égale, non la reine des beautés toulousaines: « L'historien Bardin, qui l'avait vue plusieurs fois, assure qu'elle était une des plus belles personnes de la ville. »

(2) La Biogr. toul. rend cette gracieuse phrase bien platement : « La beauté de son âme ne cédait en rien à celle de son corps. »>

(3) Le chroniqueur se sert de la jolie expression de Tite-Live: mundum muliebrem.

(4) La Faille l'appelle le Maron et la Biogr. toul. le Mourou de Faudoas. (5) La Faille et la Biogr. toul, ont cru devoir observer que c'était une somme considérable pour l'époque. Ils auraient mieux fait de constater que le voyage à Toulouse et la maladie du Dauphin en 1416 sont imaginaires. Dom Vaissète

je fus sauvé par un vomitif et trois saignées. De ses propres mains il saignait et préparait les médicaments. Sa renommée s'acrut tellement, que tous les malades accouraient à lui et abandonnaient les autres médecins qui, par envie, l'empoisonnèrent, comme le bruit en courut (2), quand il était âgé de 73 ans. Il s'appelait Aben-Ali. »

Faudoas le Maure est-il un personnage légendaire? Faut-il voir en lui la création d'un chroniqueur trop méridional? Doit-on croire, au contraire, malgré l'étrangeté de diverses circonstances, qu'il fut réellement le petit-fils de Salulasaïs et que le même sang qui coule dans les veines des amazones du Dahomey fut ainsi mêlé au sang bleu des Faudoas? Qu'en pense-t-on à Auch, où un si digne successeur de l'abbé de Vergès s'occupe fort de l'histoire des descendants de ce Raymond Arnaud qui déjà, au XIe siècle, était un des plus puissants seigneurs de notre région? Qu'en pense-t-on à Montauban, dans le voisinage du berceau de l'illustre maison (3)? Ni les bénédictins, ni leur savant éditeur et annotateur, n'ont passé au crible de la critique les aventures d'Ysalguier et de la belle africaine (Nigra sum, sed formosa). Je souhaite que la délicate opération soit accomplie ici d'une manière décisive.

Subsidiairemet, comme on dit au Palais, je demanderai si l'on sait quelque chose de certain sur Anselme Ysalguier. Ses voyages ont-ils été faits au pays de la fiction? Quelque mention s'en trouverait-elle en dehors de la chronique toulousaine A-t-on cité autre part que là son itinéraire et son glossaire? Mais voilà bien des questions, dira-t-on sans doute. J'en conviens et j'ajoute que, si je les pose, c'est par excès de prudence. Au fond je suis persuadé que la partie de la chronique de Bardin relative aux amours exotiques d'Anselme Ysalguier fait plus d'honneur à son imagination qu'à sa véracité (4). Ce n'est pas seuleadresse à Bardin cette terrible et renversante objection (t. x, 1886, p. 1306): « On prétend que le dauphin Charles fit cette année un voyage en Languedoc, qu'il tomba malade à Toulouse, et qu'il y fut guéri par les soins d'un eunuque africain très habile dans la médecine; mais, suivant tous les historiens et les monuments du temps, ce prince ne s'écarta pas de Paris durant toute l'année 1416. » Voir d'autres objections formulées par M. A. Molinier contre « l'historiette >> (Ibid., note 3). M. le marquis de Beaucourt, dans le tome i de sa belle histoire de Charles VII, consacré spécialement au dauphin, n'a pas même daigné discuter les par trop invraisemblables assertions du chroniqueur toulousain.

(2) La Biogr. toul. ajoute cette épigramme: «Tant la malignité se plaît à croire que les médecins n'aiment pas ceux qui guérissent réellement. »

(3) Aujourd'hui commune du canton de Beaumont-de Lomagne, à 7 kilomètres de cette dernière ville.

(4) Notez que de tout temps à Toulouse, tant il y a de flamme dans les esprits, on a préféré la séduction du mythe aux rigueurs de la réalité. L'invention de Clémence Isaure n'en est-elle pas la plus brillante prenve? Combien Bardin, considéré comme auteur, a eu de nombreux descendants parmi lesquels une mention particulière est due au prodigieux Alexandre Dumège!

ment le séjour et la maladie à Toulouse du dauphin, démentis par un formel alibi, qui sont fabuleux tout le reste m'est également suspect; tout le reste ne me semble qu'un tissu de racontars. Je vais même jusqu'à douter du fait personnel relaté par notre chroniqueur; je veux dire par notre romancier, et je suis fort tenté de croire qu'il ne fut pas plus guéri par l'eunuque médecin, qu'il n'eut l'occasion d'admirer dans les rues de Toulouse la beauté de Marthe Faudoas.

PH. TAMIZEY DE LARROQUE.

BIBLIOGRAPHIE LITTÉRAIRE

Marquis de Pérignon. Impressions et souvenirs.
Cucharaux: 1900, in-8, 31 p.

[blocks in formation]

Je présente à nos lecteurs un poète du pays de Gascogne, M. le marquis de Pérignon, arrière-petit-fils par sa mère du poète Jules de Rességuier dont Toulouse et l'Académie des Jeux Floraux honorent la mémoire. D'abord officier, M. de Pérignon s'est retiré dans son château de Maravat; là, dans la solitude, il écoute la voix de la muse; et, ce qu'elle dit à son âme, il le traduit en vers harmonieux. Son poème Souvenirs contient quelques traits biographiques :

l'enfance, le collège,

Saint-Cyr, le régiment, tout un joyeux cortège
M'environne... Voici ma femme... Un peu plus tard,
Sabre mis au fourreau, je deviens campagnard...

Je redeviens soldat, l'on m'accueille, on me fête,
De gracieuses mains prennent ma silhouette
Au vol... Redevenu bientôt simple pekin,
A tenir en respect quelque bordier coquin
J'userais mon cerveau, si, m'attirant vers elle
Et maintenant plus haut, une clarté nouvelle
Illuminant mon cœur, ne me charmait aussi...

Le Portrait nous montre Madame la marquise de Pérignon, la femme d'autrefois.

Le poète est un rèveur, mais surtout un croyant, car il a pour devise : in fide robur; et puis il espère, il aime, il prie. Au gai printemps, aux splendeurs de l'été, il préfère le mélancolique automne, les paysages vaporeux, les bois au feuillage jaune ou cuivre, les givres cristallins, le vent qui mugit dans les arbres. En lui enfin vibre l'ame latine la terre et le ciel de Gascogne l'inspirent.

L'autan blant les nuées,
Le profil bleu des Pyrénées
Resplendit couronne d'argent,
Et, quand vient le soir, l'Occident
S'empourpre, s'enflamme, illumine

De lueurs fauves la colline.
L'ombre s'allonge sur les prés.

Avec ses pignons délabrės,

Nimbé d'or, mon vieux toit rayonne...

Ainsi pendant les soirs d'automne,

Le pays gascon, mon pays,

M'invite à chanter...

Il faudrait citer encore les poèmes intitulés : Prière, Novembre... Mais je dois me borner. Cependant je ne puis résister au plaisir de transcrire ici deux strophes de ce dernier; elles ont de l'harmonie, elles peignent et font impression.

Du couchant des nuages sombres
Comme des fantômes, sans bruit,

Montent dans un glissement d'ombres
Sur le ciel bas: voici la nuit.

Voici la nuit, la cloche sonne;
Auprès de l'antique manoir
La cime des chênes foissonne,
Le vent fraîchit, le ciel est noir.

Cette plaquette de trente pages est loin d'être tout l'œuvre. « Voici, dit l'Avant-propos, quelques-uns des vers que j'ai dit à ma muse quand elle a bien voulu se montrer à moi dans le temple de mes souvenirs. » Sachez-le bien, ô poète, quand on a lu quelques-uns de vos vers, on a le très vif désir de les lire tous. Puissions-nous voir bientôt paraître un beau premier volume de vos poésies. Mais soyez assuré que la beauté extérieure du livre, sa bonne et artistique impression, donnent un charme particulier à la lecture. Il ne faut pas que votre livre, qu'on attend, soit en rien inférieur à votre jolie plaquette.

[ocr errors]

Le comte Dubosc de Pesquidoux, étude et souvenirs personnels par HENRI LASSERRE DE MONZIE. Paris, Plon-Nourrit et Comp., 1900, in-8, 70 pp., avec portrait. Ma fleur, par Madame la comtesse DE PESQUIDOUX. Vannes, impr. Lafolye, 1900. in-8, 11 pp. [Extr. de la Revue de Bretagne, de Vendée et d'Anjou.]

Comtesse Olga. Miel et dard, pensées d'une oubliée. guet, 1893, in-12, xv1-303 p.

En tous pays, par LA MÈME.

[ocr errors]

Paris, Delhomme et Bri

Paris, Delhomme et Briguet, 1897, in-12, 333 pp.

Dans un précédent article, j'ai essayé de rendre hommage à M. le comte de Pesquidoux en montrant son œuvre politique, artistique et littéraire (1). Le meilleur de ses amis, celui avec lequel il vécut de nombreuses années, à Paris, à la même table, dans le même appartement, M. Henri Lasserre, a publié une étude composée de ses souvenirs les plus intimes. Cette œuvre charmante, pleine de détails racontés avec amour, fut le chant du cygne de l'historien et du miraculé de NotreDame de Lourdes, car il mourut peu de temps après.

La comtesse de Pesquidoux n'a point été ingrate; elle a adressé (1) Revue de Gascogne, XLI, 1900, p. 234.

« PreviousContinue »