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M. VICTOR COUSIN.

La religion naturelle, ou la substitution de la philosophie à la religion positive, dans le gouvernement des âmes, est une imagination du XVIII siècle. L'honneur ou la folie de cette nouveauté ne sauraient être attribués exclusivement aux grands agitateurs de l'époque, ni à Voltaire, qui passa sa vie à comploter contre le christianisme, ni à Rousseau dont les meilleures inspirations sont des réminiscences de l'évangile. Le siècle tout entier doit être glorifié ou condamné. Les Encyclopédistes, Rousseau, Voltaire, Hume, en exprimant leur pensée, expriment la pensée de leur temps; l'assentiment presque unanime les accueille et les soutient là est le secret de leur popularité. Lorsque le vénérable Bergier écrit la réfutation du déisme (1), il n'a point seulement affaire au Philosophe de Genève; il a contre lui la majorité de ses contemporains. Dans une telle situation, la science, la droiture, la foi, le talent, et Bergier avait tout cela, le génie même ne servent de rien. On parle avec la certitude de n'être pas écouté.

:

Nous ne cherchons point les causes de cette hostilité contre les religions positives, et en particulier contre la religion catholique, qui fut la plus attaquée parce qu'elle est incomparablement la plus forte (2);

(1) Bergier, né en 1718, mort en 1790, fut le plus vigoureux adversaire des utopies religieuses de Rousseau. Il publia en 1768, le déisme réfuté par lui-même; la modération de l'écrivain et la solidité du livre furent très-remarquées.

(2) Le catholicisme n'est pas plus ménagé qu'autrefois, et pour la même raison. Le lecteur connaît une célèbre lettre qui a été reproduite par les journaux belges, en 1856. voici un passage significatif : « Donc, à mon sens et je reviens à l'une des causes du succès de la réaction catholique les hommes de libertés, les radicaux, les rationalistes ont peut-être inopportunément attaqué le protestantisme, sorte de religion transitoire, de pont, si je puis m'exprimer ainsi, et à l'aide duquel on doit arriver assurément au rationalisme pur, tout en subissant cette fatale nécessité d'un culte dont la masse de la population ne saurait encore, à cette heure, se passer. » (E. SUE.)

nous ne faisons point ici la part de l'esprit de réforme qui, réduit au silence par l'histoire des variations, attendit la mort de Bossuet pour reprendre l'offensive, non plus que la part de la philosophie sensualiste qui, si elle admet un Dieu et une morale, ne saurait s'accommoder du Dieu et de la morale des chrétiens; nous constatons uniquement un fait, c'est que la religion naturelle a été préconisée en haine de la religion révélée, et ses apologistes, nous allions dire ses inventeurs, n'ont point dissimulé cette haine. Ils ont eu recours à des manœuvres plus ou moins loyales, chacun apportant dans la croisade son génie et son humeur, l'un sa verve moqueuse et son art prodigieux à falsifier les textes, l'autre sa rhétorique enflammée, inépuisable, insoucieuse des contradictions; ceux-ci leurs préjugés scientifiques, ceux-là leur habileté à transmettre le mot d'ordre, tous enfin rivalisant d'ardeur; mais il est une justice qu'on leur doit rendre, c'est qu'ils ont dit franchement ce qu'ils voulaient et à qui ils en voulaient. Nous savons gré ceux qui sont venus depuis, nous ont appris à trouver la franchise méritoire nous savons gré aux philosophes du XVIIIe siècle, d'avoir déclaré la guerre à la religion, bruyamment et grossièrement peut-être, mais ouvertement. Leur position est nette, et, par suite, la position de leurs adversaires est également nette. Des deux côtés, on peut tirer sur l'ennemi, sans courir le danger de frapper un allié timide ou un spectateur indécis. les Encyclopédistes ne manquent ni de violence ni de ruse, mais ils dédaignent la politique de Néron ; ils n'embrassent pas la religion pour mieux l'étouffer.

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On sait quel fut le dénouement de cette lutte. La terreur continua l'œuvre des sophistes; le glaive acheva ce que la plume avait commencé. On vit renaître l'ère sanglante des martyrs: le clergé fut proscrit ou dégradé, les autels renversés, les chefs-d'œuvre de l'art chrétien mutilés, les églises fermées, la discussion interdite ou impossible. Au Dieu fait homme du catholicisme, succéda l'homme fait Dieu de Robespierre et de Lareveillère-Lépaux. Chacun proposa sa formule; on convia le peuple aux fêtes de la Déesse-Raison; et le peuple, toujours avide de spectacle, y assista comme à une cérémonie officielle, avec empressement et indifférence. La multitude,

qui avait acclamé la déclaration des droits de l'homme, l'abolition des priviléges, la liberté politique et surtout l'égalité civile comme de véritables bienfaits, la multitude souriait dédaigneusement à l'exhibition de cette divinité étrange. Et cependant qu'était la DéesseRaison, représentée par une courtisanne, sinon la personnification de la religion naturelle ? (').

L'épreuve fut décisive. Il est vrai que les rationalistes ne se tinrent pas pour battus; ils ne voulurent pas reconnaitre qu'ils s'étaient fait illusion sur la vertu de la raison, considérée comme pouvoir religieux. Ils déclarèrent seulement qu'on s'y était mal pris, que ces travestissements grotesques n'avaient rien de sérieux, que d'ailleurs on se pouvait passer de culte extérieur, qu'il fallait attendre un temps plus favorable au renversement de la superstition, et faire préalablement l'éducation des masses. (*) Cependant ces masses, non encore disciplinées, et qui, nous l'espérons bien, ne le seront jamais assez pour se laisser séduire au culte abstrait des philosophes, sentaient l'esprit religieux se ranimer en elle. C'est à cet instinct, d'autant plus vif qu'il avait été plus longtemps comprimé ou distrait, que la mesure réparatrice du premier consul donnait une légitime et tardive satisfaction.

(1) Voici le témoignage d'un écrivain qui n'est point suspect de fanatisme religieux : « Chaque commune eut sa déesse-Raison, représentée d'ordinaire par une femme de mauvaise vie. On dépouilla les églises; les unes furent fermées, les autres consacrées à des services publics, ou vendues aux particuliers. Les processions religieuses furent remplacées par des mascarades; des hommes et des femmes, vêtus de chasubles et coiffés de mitres, parcouraient les rues en dansant la carmagnole. On affublait des ânes d'ornements épiscopaux; des bandes traversaient Paris, en portant des vases sacrés, et huvant dans les calices. Les municipalités envoyaient chaque jour des voitures d'ornements d'églises à la convention, avec des adresses rédigées en termes dérisoires. » — O vous, disait la députation de Saint-Denis, instruments du fanatisme, Saints, soyez enfin patriotes: Levez-vous en masse; servez la patrie en allant vous fondre à la monnaie, et faites en ce monde notre bonheur, que vous ne vouliez faire que dans l'autre ! » Williaumé, hist. de la révolution française, 3° édition, p. 251.

(2) Voir la lettre que nous avons citée plus haut : « Pendant longtemps, bien longtemps encore peut-être, les masses, laissées jusqu'ici dans une déplorable ignorance, et subissant l'irrésistible empire de la coutume, de la tradition, ne pourront, je le crains, quelle que soit l'éducation qu'elles reçoivent à l'avenir, se passer complétement d'un culte; or, en nos temps modernes, un culte ne s'improvise point. Celui de la déesseRaison, malgré l'incontestable élévation de l'idée qu'il symbolisait, n'a pu rallier les

masses..... 9

Comme au sortir d'un long sommeil, la France, après un siècle de scepticisme couronné par des parades impies, se réveilla chrétienne, fière de l'être, honteuse de penser qu'elle avait failli ne l'être plus. Voilà, en résumé, l'histoire de la première phase du rationalisme. Il est nécessaire de ne la point perdre de vue; elle servira à expliquer et à apprécier le rationalisme contemporain. Les moyens sont différents, mais le but est le même. Nous le démontrerons.

M. Victor Cousin est le représentant le plus considérable de la nouvelle école. Esprit vif, plus flexible que ferme, plus ingénieux qu'original, il a toutes les qualités que requiert la conduite d'un parti à la fois ambitieux et prudent. C'est un stratégiste consommé. Il sait avancer à propos, et, tant qu'on ne réclame pas trop énergiquement, il avance toujours. Ses adversaires sortent-ils de leur quiétude et lui demandent-ils raison de ses attaques? il fait une preste évolution en arrière, et s'étonne avec candeur d'avoir été agressif. Il proteste en termes passionnés de son tendre respect pour ses contradicteurs vénérés, on l'a calomnié, il est incapable d'oser ce qu'on dit qu'il ose.... et lorsque l'alerte est passée, lorsque les frayeurs sont endormies et qu'on ne songe plus à lui, il revient à la charge et reprend sans bruit le terrain abandonné. Le plus souvent; il feint de prendre le change. Signale-t-on le vrai sens et la portée de ses doctrines? Il déclare courageusement qu'il ne faiblira jamais devant les audacieux qui nient les droits sacrés de la raison et la liberté de conscience (1). On insiste. Il s'échauffe, et en s'échauffant il se persuade lui-même : il se porte le défenseur de la philosophie outragée dans sa personne, il invoque comme cautions Socrate, Platon, saint Thomas, Descartes, Leibnitz, Bossuet, Fénélon, les plus grands noms du paganisme et de la chrétienté; il a pour lui la charte et le roi. Bien mal avisé est celui qui le rappelle à la question: il lui faut faire amende honorable ou se brouiller avec les saints, les doctes et les puissants?

A ce rare esprit de conduite, joignez un cœur capable des affections les plus diverses (quel est l'homme illustre d'autrefois ou des

(1) Lisez l'énergique protestation (qui se trouve à la dernière page de la préface (1 édition de l'ouvrage sur Pascal); c'est un modèle du genre. Il faut avoir étudié M. Cousin el ses œuvres pour en apprécier la sincérité.

temps modernes auquel M. Cousin, n'a pas modestement demandé son amitié et son patronage?) une singulière puissance de prosélytisme, une activité infatigable, une érudition qui prend largement son bien où elle le trouve, un vif sentiment du beau et du grand, un style formé au commerce assidu des maîtres, et par-dessus tout, une éloquence méridionale, étudiée et naturelle, une parole rapide, nette, qui se joue des obscurités métaphysiques, assez cherchée pour qu'on lui sache gré de l'effort accompli, assez facile pour qu'on l'écoute longtemps et sans fatigue, et vous aurez l'idée d'un homme admirablement doué, qui, semblable au héros de Beaumarchais, est propre à tout, particulièrement au rôle, aussi périlleux qu'équivoque, qu'il a choisi et où il se plaît.

M. Cousin est un disciple de Voltaire, de Hume et de Rousseau (1). Son idée fixe est la leur; c'est la substitution de la raison à la foi; mais il la présente avec une force et des correctifs qui lui sont propres. L'échec essuyé récemment ne le décourage pas si ses maîtres ont échoué, ce n'est point qu'ils aient poursuivi une chose impossible, ce n'est point par esprit chimérique qu'ils ont péché, c'est par maladresse et insuffisance.

En effet, la philosophie du XVIIIe siècle est maladroite. Elle attaque en face et sans ménagement une institution antique, un corps de doctrines enseigné, accepté depuis deux mille ans; elle l'attaque, sans reconnaître qu'il y a, dans ce fait même de la longue durée du christianisme, la preuve de sa vérité, au moins partielle; elle l'attaque en présence d'un peuple dont l'éducation, les mœurs et les goûts sont éminemment chrétiens; en un mot, elle ne comprend pas la nécessité de refaire l'éducation avant de refaire la religion. - En outre, la philosophie du XVIIIe siècle a un tort grave, elle se présente pour recueillir la succession des religions positives, et elle n'est rien moins qu'une philosophie religieuse. Etudiez-la dans les œuvres de ses

(1) En 1848, M. Cousin pensa que le peuple avait, plus que jamais, besoin de croyances morales et religieuses, et il publia une Philosophie populaire, suivie de la première partic de la Profession de foi du vicaire savoyard... édition accompagnée d'une étude sur le style de Rousseau, morceau excellent, mais aussi peu à la portée des lecteurs présumés que la profession de foi elle-même.

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