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GRANDE FAMINE A NANTES

EN 1532.

La note suivante, curieuse à plus d'un titre, est transcrite littéralement des folios 34 verso et 35 du compte rendu par Jean Javelle, administrateur de l'aumônerie ou hôpital de la ville de Nantes, depuis le 5 mars 1526 (vieux style) jusqu'au 30 novembre 1532. Ce compte est conservé aujourd'hui aux Archives municipales de ladite ville, dans le carton N° 5 de la première série.

A. L. B.

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. NOTA. Il est à entendre que ondit an 1531, le septier [de] seille (1) valloit 6 livres et que la famine fut on quartier Nantoys si grande que homme jamais ne l'avoit veue telle. Et pour ce que les pouvres mourroint de faim par les rues, chemins et en leurs maisons, et estoint en telle nécessité qu'ils rompoint et perçoint murailles, maisons et édiffices pour recouvrer du pain, les habitans de Nantes, par deliberacion entre eulx, ordonnèrent de faire données aux pouvres et les recuillir en l'hospital de Toussaincts et en la grant salle y estante près l'église. Et pour trouver argent, se cotisèrent par chascun desdits habitans, et fut mins en chascune parroisse deux des notables personnages d'icelle, pour recepvoir ce que l'on leur bailleroit, et lesdits recepveurs particuliers apportèrent par semayne, pour le premier moys, qui commença à la fin de fevrier 1531 (2), à

(1) Seigle.

(2) Suivant notre manière de compter, c'est le mois de février 1532, parce qu'alors le millésime de l'année ne changeait qu'à Pâques.

missire Christofle Brecel, senneschal de Nantes, qui print la charge de faire traicter lesdits pouvres, ce que ilz recepvoint. Et pour ce que il fut grant bruyt de ladite donnée és pays circonvoisins, le nombre des pouvres, qui n'est au commencement que de envire 1600, augmenta juc à 4 ou 5000. Pourquoy convinst faire donnée en deux lieux, savoir, en la ruee sur les ponts et és maisons de l'hospital de Toussaincts, à doubles rancs, et sur la mothe Saint-Pierre, depuix la porte de la ville juc à l'église de Saint-Anthoine (1), à double ranc. Et du second moys eut charge Olivier Harrouys, du tiers Jehan Guischart, du quart Guillaume Avignon. Et pour aider à faire lesdites aulmosnes, on eust des deniers communs de la ville et de ceulx des frairies et des fabricques, item de MM. de Saint-Pierre et Nostre-Dame, et les aulmosnes que les couvens des mendians avoint acoustumé faire à leurs portes. Et n'estoint les pouvres souffertz en la ville, fors en l'hospital, et n'estoit faict aulmosnes en la ville, mais y avoit gens qui portoint quarts de pippe pour recuillir par lad. ville potaiges et menues aulmosnes que l'on vouloit faire. Aussi furent mis troncs en l'église de Saint-Pierre et ès couvens, pour inciter à donner èsd. pouvres. Et durant led. temps y eut si grands eaux que les moulins des environs de Nantes ne mouloint, et convenoit faire meuldre les bledz pour lesd. pauvres à Thoairé. Et pour ce que le cymitière de Toussaincts estoit plein d'eau, convinst mener par eau les corps qui y mouroint, pour estre ensepulterez au Champ-Fleury. Et tout autant que l'hospital de la ville peult recevoir de pouvres, y furent nourriz tant de l'ordinaire dud. hospital que de ce que l'on leur envoyoit desdites quotisacions. Et les notables personnaiges, hommes et femmes aydoint à penser lesdits pouvres et à les faire mectre en ordre pour recepvoir la donnée. Laquelle fut, le premier moys, à deux repas de jour de pain et febves apotaigées (sic); et ès autres moys fut une foiz le jour, à medi, de pain, febves et chair; tellement que chascun en avoit pour se passer le long du jour. Et pluseurs mouroint après qu'ils avoint mengé, pour ce que quant ilz venoint à la donnée, ilz estoint si affamez que ils avoint les boyaulx estreciz. Et cousta celle donnée de 4 à 5000 livres. Et icelle famyne finie ne demeura peste à Nantes, la grâce à Dieu.

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Ce compte fut arrêté et conclu le 17 janvier 1552 (v. s.) ou 1533 (n. s.).

(1) Eglise des Minimes, aujourd'hui l'Immaculée-Conception.

TRANSLATION SOLENNELLE

DES

RELIQUES DE SAINT ÉMILIEN ÉVÊQUE DE NANTES.

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Où est le tombeau d'Alexandre le Grand? s'écriait un jour l'illustre patriarche Jean-Chrysostôme; montrez-le moi, et marquez-moi, si vous le savez, le jour où il est mort; mais les tombeaux des serviteurs de JésusChrist sont illustres, personne n'ignore le jour de leur mort, qui est devenu un jour de fête dans le monde entier. Les tombeaux des serviteurs de Jésus-Christ sont plus magnifiques que les palais des rois, non par la grandeur et la beauté de l'édifice, mais, ce qui est préférable, par le concours des peuples.

N'est-ce point, en peu de mots, l'histoire des jours qui viennent de s'écouler? et ce concours des peuples autour des ossements des saints, ne se manifeste-t-il point à nos yeux aussi grand, aussi joyeux, aussi recueilli, tout à la fois, aujourd'hui qu'aux jours du saint archevêque de Constantinople. L'Eglise de Dieu, rayonnante d'une éternelle jeunesse, n'a point de souci des vaines prédictions de ses ennemis; sa foi, ses enseignements, ses actes sont les mêmes, elle règne aujourd'hui comme elle régnait alors sur les peuples fidèles. Les flots soulevés sont passés et passeront, mais elle est demeurée et demeurera, et nous nous pressions hier autour de saint Emilien et de nos saints, comme nos pères le faisaient jadis, comme nos enfants le feront un jour.

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C'est une grande et noble vie, que celle de saint Emilien, une touchante et belle figure dans nos annales, pleine à la fois de douceur et d'énergie. On vous l'a esquissée dans une précédente livraison; qu'il nous soit néanmoins permis d'en rappeler ici brièvement les principaux traits. — La chaire qu'avaient illustrée, à travers les siècles, saint Clair, l'apôtre envoyé de Rome, Similien, Félix et Pasquier, était veuve de ses pontifes, en ce

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sens que l'armée ayant fait irruption dans le sanctuaire, n'avait pas craint de porter la main à l'encensoir. Agathée, comte de Nantes, et Amelon, son successeur, s'étaient dit évêques. Ils en portaient le nom et jouissaient des revenus de l'église, au grand scandale et détriment des gens de bien; mais il y avait alors un moine, échanson des rois francs, et qu'on écoutait à la cour de Neustrie : c'était saint Hermeland. Les deux derniers comtes évêques l'ayant molesté dans sa solitude d'Indre, ce saint personnage eut recours à Childebert III, et mit son monastère sous la protection de ce prince. Il est permis de croire qu'il fut aussi question des malheurs de l'Eglise de Nantes, et nul doute qu'à la mort d'Amelon, saint Hermeland intervint du poids de sa sainteté dans l'élection de son successeur. - Quel fut ce restaurateur du saint lieu et de la discipline ecclésiastique?— Emilien, guerrier valeureux et chrétien, illustre par sa naissance, son éloquence, le charme de sa personne, et plus encore par ses vertus. Il fut chois:, comme jadis saint Ambroise, à Milan, et appelé par le vœu de la foule pour conduire le peuple de Dieu. Emilien renonça au siècle, et fut sacré évêque. - Il administrait et édifiait son peuple lorsqu'il apprit les ravages exercés par les Sarrazins, dans le midi des Gaules, et leur invasion en Bourgogne. Son sang généreux se réveilla; mû d'une sainte ardeur, il monte en chaire : Hommes forts, dit-il, resterons-nous muets témoins des malheurs de notre pays et du mépris des choses saintes? Et la première croisade est prêchée dans notre église de Nantes. Il entraîne sur ses pas l'élite des guerriers nantais. - Ils arrivent à Autun, en font lever le siége, repoussent l'ennemi, et tombent dans un dernier combat, à Saint-Jean-deLuze, couronnant par le martyre leur triomphe même ici-bas. Car si Autun fut saccagé à la suite de cette rencontre, le Sarrasin ne fit qu'y passer, et dut se retirer dès le lendemain, ne se sentant plus assez fort pour se maintenir aux lieux où le sol produisait de tels hommes. Je n'irai pas plus loin, renvoyant le lecteur avide de détails au livre de M. l'abbé Cahour, le promoteur, si je puis dire, de la cause du saint évêque guerrier, et que le dernier successeur de saint Emilien vient d'appeler au rang des chanoines de son église cathédrale.

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Pourquoi les canonicats n'ont-ils plus de titres? Je sais bien celui que porterait M. l'abbé Cahour: le chanoine de saint Emilien.

Saint Emilien retrouvé pour nous, il fallait le ramener en triomphe, nous voulions des reliques. Que de difficultés pour en obtenir! Elles existaient aux lieux témoins du martyre; depuis onze siècles, on les vénérait à Saint-Jean-de-Luze, devenu Saint-Emiland. Mais les paysans qui, durant ce long temps, avaient entouré sa mémoire de tant de vénération, ne pouvaient se résoudre a se séparer de ses moindres ossements. Ils voulaient garder leur saint tout entier! Quel spectacle fait pour étonner la sagesse de notre âge! quelle contestation, et pourquoi! Non, la foi

Tome VI.

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n'est pas morte encore! et si le vieil arbre semble se couronner, le pied, la racine est toute vivante et de nombreux rejetons sortent pleins de séve de chaque blessure que paraît lui faire la hache du destructeur. Enfin, grâce à la bienveillante insistance de Monseigneur de Nantes, à la condeseendance de Monseigneur d'Autun, grâce à l'assurance qui fut donnée aux habitants de Saint-Emiland, que leur père et le nôtre serait honoré, aimé, ici comme chez eux, nous avons pu avoir une partie de ces restes sacrés. Dimanche, 6 de ce mois, après onze cent trente-quatre ans d'absence, saint Emilien rentrait dans sa ville épiscopale. Il y a retrouvé les fils de ceux qu'il aima, pressés autour de lui, pleins de la même foi et du même dévouement à la même Eglise qu'il prêcha, qu'il aima parmi eux, et pour laquelle il donna sa vie.

S'il est des fêtes véritables auxquelles le peuple, qui se répand à travers la ville, prend part de toutes les facultés de son âme, où la joie se lit sans détour sur les visages parce qu'elle est franche et sans arrière-pensée, et surtout parce qu'elle est pure, ce sont bien les fêtes religieuses? Pourquoi, dites-moi, ce monde est-il dans les rues? qui l'y a conduit? - Il y est, parce qu'il le veut; il y va, parce que son cœur l'y porte. - Qui fait tous ces frais, qui a posé ces décorations? Ce n'est personne, et c'est tout le monde, c'est le peuple.

Dès l'aurore, ce peuple se hâtait dans les rues, on sentait qu'une idée puissante circulait dans cette foule, et que l'esprit de Dieu soufflait sur elle. Celui qui se croit incrédule ou indifférent, cède lui-même à ce torrent, il obéit à l'esprit qu'il méconnaît, mais qui le domine; on ne résiste pas à Dieu. A neuf heures, il était impossible de songer à pénétrer dans l'église Saint-Nicolas, où la messe pontificale devait être célébrée par Monseigneur de Nantes, en présence des reliques de l'évèque et des saints qui ont vécu et sont morts au milieu de nous, et d'où la procession allait commencer sa marche triomphale. A une heure, la rue du Calvaire et tout le parcours qu'on devait suivre étaient encombrés, malgré une pluie fine qui ne pouvait décourager l'attente populaire. Les évêques, réunis à la cure de Saint-Nicolas, ne prennent point souci de ces menaces du temps; ils savent que, sur leurs têtes, le ciel deviendra serein! Et, en effet, dès ce moment, les nuées, chassées par le vent, ont porté ailleurs leurs fâcheuses ondées.

On s'ébranle; sainte Anne des Bretons marche en tête, saint Félix de Nantes, sainte Marie-Magdeleine la suivent; autour et derrière se pressent les admirables Frères des écoles chrétiennes et les milliers d'enfants qu'ils instruisent. Pour qui? Non pour eux, assurément, car de ces enfants, destinés à être ouvriers, combien, plus tard, se rappelleront ces amis de leur jeune âge? Combien plus, au contraire, dans un jour d'émeute, mêleront leur nom à leurs cris de fureur, jusqu'à ce que, brisés par l'âge, la douleur, la misère ou la débauche, ils se souviennent d'eux,

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