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Je pourrais te chasser d'ici, lui dit ce démon, et je le ferai, à moins que tu signes ce parchemin de ton sang...

C'est bien. Dans un an, jour pour jour, je viendrai ici recevoir les mille perles fines que tu t'engages à me payer; et si le compte n'y est pas, alors je te chasserai comme un mendiant.

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Là-dessus l'homme rouge disparut par la cheminée.

Pendant cela, la dame du Boiséon, retirée dans son oratoire, priait Jésus de délivrer son mari. La fenètre qui donnait sur le grand bois était ouverte, alors une pauvre chercheuse de pain s'arrêta auprès de la fenêtre en demandant la charité. La bonne dame lui mit une pièce d'or dans la main et lui dit :

Un temps peut venir où, comme vous, ma pauvre femme, j'irai chercher l'aumône.

- Non, non, reprit la mendiante, les saints du paradis ne vous laisseront pas mendier. Prenez ce morceau de la Vraie Croix, c'est un tilsam (talisman) contre les piéges de l'ange noir; et quand un grand malheur vous affligera, vous le poserez sur le côté du crucifix, à l'endroit de la plaie, et vous serez délivrée.

Alors la mendiante s'éloigna, mais il sembla à la chatelaine qu'une lumière éclairait la forêt sur son passage.

- Bien promptement l'année s'écoulait. Le sire du Boiséon avait l'air d'un possédé, et ne manquait jamais, les soirs d'orage, de s'en aller à la pêche. Mais le terme, marqué de sang sur le parchemin, s'approchait à grands pas, et le compte des perles n'était fait qu'à moitié, quoique le sire n'eût jamais manqué de partager avec le Teuz ar drez. Enfin, la veille du jour fatal, après un bon coup de filet bien rempli et bien pesant, au moment de monter sur la roche noire où le partage se faisait d'habitude, notre pêcheur s'écria :

-Mil malloz! (Mille malheurs) pourquoi faut-il partager! encore un coup comme celui-ci, et ma somme est faite si je garde le tout. Revenant, mon ami, nous partagerons demain.

Le sire, en disant cela, remonta dans son bateau malgré la tempête qui redoublait, hissa la misaine et serra l'écoute. Les vagues étaient affreuses en ce moment.

C'est égal, dit le sire, ar mor pé ar perlez ('). Et la barque partit comme un goëland effrayé.

Vous voyez, monsieur, que je ne passe rien dans mon histoire, reprit la veuve qui commençait à grelotter; c'est que mon pauvre défunt Yan Jolu causait mieux que personne, et il racontait des choses si édifiantes, Jésus! Tout en disant cela la mendiante se mit à arranger la paille de ses sabots usés, ce qui annonçait qu'elle allait se mettre en route et que l'histoire touchait à sa fin. Elle regarda le temps noir avec inquiétude, écouta tristement le bruit lointain et sourd de la mer, et continua son récit d'une voix plus basse, mais plus animée :

Enfin pour vous revenir, au dernier son de minuit, un grand coup de marteau fit trembler la maison; la dame du Boiséon, inquiète de son mari, priait pieusement dans son oratoire. Voilà que tout d'un coup une lueur de feu éclaira le petit appartement, et la pauvre dame aperçut devant elle l'homme rouge lui-même.

Que voulez-vous ? lui dit-elle, d'une voix douce et tremblante. Le goaz ru lui montra sur le parchemin le seing de son mari, qui ressemblait à une tache de sang.

Votre seigneur est mort, lui dit ce démon, mort et noyé sur la grève de Lok-irek; donnez-moi donc les mille perles qu'il me doit, ou sortez de ce château qui m'appartient.

La malheureuse femme se jeta à ses genoux, le supplia en pleurant, se dépouilla de ses bijoux et du peu d'or qu'elle avait. Tout cela ne faisait qu'irriter le cruel. Alors la veuve désespérée, en levant les yeux sur le crucifix, aperçut le petit morceau de la Vraie Croix, elle le posa aussitôt sur le côté du Christ, en disant: Va Doué, me sikouret! (2) et au même instant des nuages remplirent la chambre. La vierge Marie apparut et deux beaux anges enlevèrent au ciel la sainte femme du Boiséon qui paraissait endormie.

L'homme rouge n'était plus là, vous pensez bien; il s'en était allé d'où il était venu, à cinq cent mille pieds sous terre, comme disait

(1) Ar mor pé ar perlez: La mer ou les perles, il voulait dire: des perles ou le paufrage.

(2) Va Doué, me Sikouret ! Mon dieu, secourez-moi!

mon défunt Yan Jolu; et pour en finir, ceux qui vinrent au Boiséon le lendemain matin, ne trouvèrent plus que les ruines que vous voyez.

Il y en a pourtant qui disent que des hommes sans crainte, en passant par ici sur le tard, ou d'autres chauds de boire ('), après une foire d'automne, ont vu le goaz rû jouant aux cartes sur une pierre ; et sur la grève aussi, entre Lok-irek et Saint-Jean-du-Doigt, des pêcheurs attardés ont rencontré le Teuz ar drez; mais l'histoire du seigneur du Boiséon est trop connue dans le pays; nos bons matelots évitent le Teuz fall (*) et se contentent de la pêche que le bon Dieu leur envoie. De mème en ce bas monde, va dichentil,

et mon

pauvre défunt, qui parlait si bien, ne manquait jamais d'ajouter cela pour finir,- chacun doit être satisfait de la part qu'il a reçue à sa naissance, et fut-il paour (indigent) comme la veuve du matelot, qu'il bénisse la main d'ann aotrou Doué.

A ces mots la vieille femme chercha en tâtonnant son bâton de houx au milieu des herbes et des broussailles, et l'ayant saisi elle se leva péniblement. Une pluie froide commençait à tomber, et le vent agitait les arbres dépouillés du grand bois, avec ces bruits sinistres qui, sur les côtes, annoncent une tempète.

- Prions pour les matelots! dit la mendiante, et elle s'éloigna en murmurant un de profundis.

E. DU LAURENS DE LA BARRE,

(1) Chauds de boire: Tommet mâd.

(2) Teuz fall: Revenant, ou esprit méchant.

DANS UN WAGON.

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Hé! monsieur Paul!.... ici, pour la deuxième classe.

Dans ce compartiment vous avez une place....

Vite done! Le train part...

Et le voilà parti.

Dans le coin d'un wagon discrètement blotti,
Tandis que le convoi sous un tunnel s'élance,
Paul se croise les bras et garde le silence.
Mais s'il reste muet ce n'est pas pour longtemps;
Parler est un besoin quand on a dix-huit ans ;
Et, le tunnel franchi, Paul doucement hasarde
Un mot.... Nul ne répond, mais chacun le regarde.
On lui trouve l'œil vif et le sourire fin;
Il plaît, il le comprend, il s'enhardit; enfin,
Comme tous les oiseaux échappés de leur cage,
Il babille.... On apprend le poids de son bagage,
Le prix de son chapeau, castor de premier choix,
Le nom de ses cousins, gros bonnets villageois,
L'un curé, l'autre maire, hommes purs, têtes calmes,
Et combien au collége il a conquis de palmes,
Et combien, l'an dernier, dans son petit manoir,
Son père a récolté de seigle et de blé noir....
Et, sa langue trottant, il dit mille autres choses :
Ma sœur s'est mariée à la saison des roses,
Et moi, pendant sept ans, de grec et de latin
Ayant fait à Sorèze un honnête butin,
J'abandonne mon nid au pied de la colline,
J'ouvre mon aile et vole....

- A Paris, j'imagine,

Interrompt une voix qui sort d'un cache-nez.

- A Paris; justement.... Monsieur, vous devinez.

La vie aux champs s'écoule obscure et monotone;
Que ferais-je au printemps? que ferais-je en automne?
Irais-je des faneurs activer le travail

Ou m'assurer des soins que l'on doit au bétail ?
Ferais-je de mon corps une machine humaine?
Pourquoi? Pour arrondir mon modeste domaine
D'une vigne gaillarde ou d'un pré toujours vert?
C'est peu.... quand on traduit Horace à livre ouvert!....
Une profession qui fait briller la vie,

Qui flatte et rend heureux, voilà ce que j'envie.
Mais il faut bien choisir, c'est le point délicat.

Jeune homme, croyez-moi, faites-vous avocat,
Répond le voyageur au cache-nez. En France,
C'est toujours aux parleurs que va la préférence.
Qui pérore avec grâce en tout doit exceller;
Où n'arrive-t-on pas quand on sait bien parler?
D'un avocat on fait un conseiller; les villes
Ont souvent à la robe emprunté leurs édiles;
Au forum le barreau fournit les orateurs,
Et combien d'avocats devenus sénateurs!
Le pouvoir est à ceux dont la parole abonde ;
C'est avec de grands mots qu'on gouverne le monde.
D'être avocat un jour je conçus le dessein;
Mais j'écoutai mon oncle. Il était médecin;
J'ai dû lui succéder.... Hélas! sa clientèle,

Mon unique ressource, était pauvre.... et mortelle.
Et puis que de rivaux sortis de tous les coins!
Un confrère de plus, un malade de moins,
Voilà, lorsque le soir j'achève ma tournée,

Le bénéfice net de toute ma journée!

Oh! pourquoi m'a-t-on mis la lancette à la main!
Comme un autre au barreau j'aurais fait mon chemin ;
Avocat....

1
Avocat quelle funeste idée,
Psalmodie un monsieur à la face ridée,

Qui tousse, et de sa gorge extrait péniblement
Les lambeaux d'un organe atteint d'épuisement.
Au barreau, comme ailleurs, on peut faire fortune,
Et quelques avocats brillent à la tribune;

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