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Elle sortit émerveillée. Le dernier son de l'Élévation tintait à l'église; en même temps du côté du château il se fit un grand vacarme, comme un coup de tonnerre, et les remparts et les tours s'écroulèrent au milieu d'une fumée épaisse.

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Pour lors, voyant cela, la pauvre nourrice tombe à genoux très-effrayée, comme vous le pensez bien. Un pressentiment la saisit, elle écoute du côté des plaines et n'entend plus rien; mais sachant la direction que la chasse a prise le matin, elle court de ce côté, et voit bientôt sur la lande la meute et les chasseurs arrêtés au milieu de leur course. Alors elle s'approche du sire de Claies, et lui adresse la parole: Bonsoir la compagnie. - Pas de réponse. Elle veut prendre la main du seigneur... Malheur! c'est comme la main d'un mort ou d'une statue!-Ces chasseurs, ces chiens sont changés en pierres, ma chère bonne femme. Pour lors, la vieille, qui le matin avait compris le serment de son maître, pensa que le diable pouvait bien être de la partie, et s'enfuit, abandonnant ces lieux maudits, où gisent dans la pierre ces chasseurs impies, jusqu'à ce que la fanfare du jugement dernier les réveille.

Ils y sont toujours à ce qu'on dit; vous pouvez les aller voir. Le temps, il est vrai, a cassé les bras et usé le nez de ces messieurs; mais on reconnaît bien encore le cerf, les chasseurs et les chiens. On dit même que pendant les chasses qui viennent quelquefois de ce côté, on voit ces roches quasiment frémir et trembler au son du cor. Pour moi, qui vous parle, j'ai plus d'une fois, en revenant de l'affût, déchargé ma clarinette sur le rocher du cerf, et il est sûr et certain que je ne l'ai vu remuer ni plus ni moins qu'une borne.

Cette légende renferme, il est vrai, une morale facile à saisir; mais ne devons-nous pas remarquer que les conteurs de l'espèce de mon braconnier ne songent jamais à vous dire cette morale. Au contraire, à peine ont-ils achevé, que, revenant sur leur récit, ils en affaiblissent l'impression par des réflexions inutiles, souvent pleines de forfanterie ou d'ironie.

Ce sont-là des Marvaillers.

Ce récit, dans la bouche d'un Disréveller, se fût terminé tout autrement au lieu d'un coup de fusil hors de propos, il nous eût dit une phrase pieuse et grave. Cela est incontestable pour qui a souvent écouté les conteurs de la Cornouaille et du Léon. La légende que l'on pourra lire ci-après, vient à l'appui de cette assertion. Mais je suis loin de dire qu'il n'y ait dans le Morbihan ni légendes pieuses et morales, ni conteurs sérieux; je les crois, au contraire, assez répandus dans la partie bretonne de ce département. Si cependant ils sont plus rares dans ce pays que dans les anciens évêchés de Saint-Pol et de Quimper, ce n'est pas à cause de la piété, qui est la même, sans doute, dans toutes nos contrées bretonnes, mais uniquement par suite de l'invasion de la langue française, qui s'oppose, à mon avis, à la reproduction aussi fidèle des anciens récits. Le fait principal, le drame, peut survivre encore dans l'imagination de certains conteurs; mais l'altération du langage leur fait oublier naturellement ces réflexions sacramentelles que l'idiôme consacre encore dans les cantons purement bretons et bretonnants.

Je vais essayer de résumer ma pensée ce n'est ni le sujet, ni le fond du récit qui doit servir à le classer dans l'une des deux catégories que j'ai adoptées, c'est uniquement la manière de dire du conteur, son sérieux ou sa verve comique, sa manière, enfin, de traiter le sujet.

Le fond peut être tragique ou sombre, et, cependant, il n'est pas impossible que le conteur, par la verve de son débit, y répande des saillies plus ou moins enjouées (1). De même il y a, dans la BasseCornouaille surtout, des Disrévellers qui racontent, avec une gravité soutenue, des histoires dont on serait fort tenté de rire, sans le sérieux imperturbable de ces bardes en sabots (2).

(1) Le Récit du Braconnier ne peut-il en fournir un exemple ?

(2) Je me propose, quelque jour, s'il plaît à Dieu, de citer un conte original de cette espèce.

II.

LE REVENANT DE LA GRÈVE.

RÉCIT DE LA VEUVE DU MATELOT.

Bien des hivers, bien des tempêtes ont démoli, pierre à pierre, les vieux murs du Bois-Éon, depuis le jour où, par un soleil couchant de décembre, je visitai les ruines de ce manoir ('). Je dessinai rapidement quelques pans de murailles, et j'étais sur le point de partir, lorsqu'une vieille mendiante, sortant des ruines, s'avança vers moi lentement et pareille à un fantôme; car la lune (que l'on me pardonne d'évoquer ici cette figure pâle et usée), la lune, qui paraissait déjà derrière les grands arbres couverts de givre, répandait sur ces lieux solitaires des clartés et des ombres réellement sinistres. Un moment je me berçai d'une illusion fantastique, pour ainsi dire, mais le charme fut bientôt détruit sans retour par une voix triste et cassée, qui me disait en breton: « La charité, la charité pour l'amour d'ann aotrou Doué, hag itron Werc'hez (2).

-

Prenez, ma bonne femme, lui répondis-je, et racontez-moi ce que vous savez de ces ruines d'où vous venez.

Oh! oui, mon charitable gentilhomme, la veuve du pauvre matelot Yan Jolu sait bien des choses, car son défunt lui parlait souvent, au retour de la pêche, du Teuz ar drez (3), et sans moi, pour le sûr, mon pauvre homme eût plus d'une fois topé (*) avec l'esprit, pour gagner du pain à ses enfants.... nos deux enfants, monsieur, qui sont allés là haut rejoindre leur défunt père. De profundis clamavi.... et la veuve acheva à voix basse l'hymne funèbre.

(1) Le Bois-Éon. Les ruines de ce château, qui appartient aujourd'hui à la famille du Dresnay, se trouvent à deux lieues de Morlaix, à droite de la route du Lanmeur ellea n'ont de remarquable que leur étendue et paraissent modernes. Cependant on y voit quelques vestiges d'un château plus ancien. Les sires du Bois-Éon sont descendus de Pierre de Lanmeur. (1300.).

(2) Pour l'amour du Seigneur Dieu et de Madame la Vierge.

(3) Teuz ar dréaz ou drez ou trez: Revenant de la grève.

(4) Toper, toka, frapper dans la main pour faire un pacte.

Je me sentais ému, et voulant ramener la veuve à l'histoire promise, j'ajoutai:

Ainsi, vous connaissez la légende de ce château?

Oui, monsieur, une belle légende, une histoire où l'on parle de perles et d'or! Je puis bien parler de l'or, sans pécher, va dichentil (1), quoique je n'aie jamais vu d'or que dans mes rêves du bon Dieu, si ce n'est une fois pourtant dans les mains du seigneur de Trofeunténiou (un seigneur bien charitable), un jour qu'il paya les sergents de Moun-Troulez (*) qui voulaient mettre en prison mon pauvre Jolu, pour une amende, comme ils disaient....

La vieille femme ayant épuisé tout ce qu'elle savait des bontés du seigneur de Trofeunténiou, s'assit sur une pierre et commença enfin son récit, à peu près en ces termes :

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Sur la pointe la plus élevée de Lok-irek (3), il y a une roche noire qui domine toutes les autres. On dit que quelquefois sur ce roc'h dû (rocher noir), on voit revenir, les soirs de tempête, une ombre sinistre. Du haut de la tour dont vous voyez les ruines, on apercevait ce bloc de malheur et même l'écume des vagues qui venaient s'y briser lorsque le vent poussait à la côte.

Il y a longtemps, bien longtemps que le Bois-Éon n'a plus de seigneurs le dernier périt pour avoir une fois oublié le Teuz ar drez. D'où venait ce mauvais esprit? Ni mon père, ni Jolu, mon cher homme, n'ont pu me l'apprendre. Moi, qui pense trop souvent la nuit. pour dormir, je crois que le revenant de Lok-irek est l'âme en peine d'un ancien Laer-mor (*) décédé pendant quelque pillage sacrilége. Que peut-il attendre sur ce rocher noir? Que la mer se dessèche ou que le jugement dernier arrive.... Dieu ait pitié de son àme! Ave Maria...

Le seigneur du Bois-Éon avait une femme bonne et pieuse comme une sainte du Paradis, un vrai tênzor (trésor de charité); par malheur, il aimait le jeu avec fureur et la pêche avec une passion

(1) Va dichentil: mon gentilhomme. Les paysans appellent ainsi les gens de la ville. (2) Mountroulez, Morlaix.

(3) Lok-irek. Lieu long, pointe qui s'allonge dans la mer.

(4) Laer-mor. Voleur de mer, pirate.

surprenante. Il avait, dans une petite anse de Lok-irek, les meilleures barques du pays, et l'on dit que ses pêches merveilleuses étaient le résultat d'un certain pacte conclu avec le Teuz de la grève, qui lui indiquait les endroits où il fallait jeter ses filets. De la sorte, il prenait de beaux poissons, des poissons précieux dont les yeux étaient autant de perles fines. Mais quand la pêche était finie, le sire déposait dans un creux du rocher noir la moitié des poissons qu'il avait pris.

Cependant, un soir, il y avait grande et belle assemblée au château du Bois-Eon. Les jeunes seigneurs et les jeunes dames causaient, riaient ou dansaient, tandis que les gens, que l'âge devrait rendre raisonnables, buvaient ou jouaient. De quel côté se trouvait la raison? Ce n'est pas du côté des années, je pense..... ainsi va le monde, Monsieur. Mais n'importe, la réunion était bien joyeuse, lorsqu'un étranger, que personne ne connaissait, entra dans la salle. Les dames, dont les yeux sont si pénétrants, ne purent s'empêcher de frémir à sa vue ; mais comme le nouveau venu était magnifiquement habillé de velours rouge, et qu'il portait un large collier d'or, le sire du Bois-Éon l'accueillit en gentilhomme, et lui montrant une place que le dernier joueur venait de quitter, il s'écria:

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Une terrible partie s'engagea. Le seigneur du Bois-Eon perdit; il voulut sa revanche et perdit encore.

Mon page, dit-il alors, va me chercher les mille louis qui se trouvent en mon coffre-fort, dans la tour de l'Ouest.

Le page apporta les mille louis qui furent bientôt perdus. Une fureur extrême animait les yeux du perdant; mais ceux de l'étranger Jançaient des éclairs. Déjà les dames effrayées s'étaient enfuies entrainant la pauvre châtelaine, pâle comme une morte. Il ne restait dans la grande salle que deux ou trois vieux joueurs, témoins de ce jeu de damnés.... Alors le seigneur du Bois-Éon s'écria d'une voix terrible : Mon château contre tout l'or que tu m'as gagné !....

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Il perdit encore et frémit en se voyant seul avec l'homme rouge (').

(1) L'homme rouge, en Breton, goaz rú.

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