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VIE

Tout le monde connaît en France le nom de M. Swetchine, cette noble dame russe naturalisée française par son esprit éminent; d'une foi antique, selon l'expression du P. Lacordaire, et d'une piété active, comme ces femmes romaines que saint Jérôme immortalisa ; liée avec tout ce qu'il y avait de plus distingué à cette époque de la Restauration qui compta tant de gloires brillantes; correspondante, en un mot, de Joseph de Maistre et digne d'un pareil correspondant, qui fut son évangéliste et eut l'honneur de la convertir au Catholicisme. Pourtant, et malgré ce qu'a dit de Mme Swetchine la plus éloquente des voix chrétiennes, il est, je crois, permis d'avancer que si ce nom est connu, les traits de la douce et touchante figure qu'il désigne le sont en général moins exactement. C'est donc un nouveau service que va rendre aux lettres et même, on peut ajouter, à la société française, M. le Comte de Falloux, en publiant la Vie de M Swetchine, qui ne doit pas tarder à paraître. De cette œuvre, impatiemment attendue par tous les hommes de notre temps qui savent encore apprécier, savourer les beaux et bons livres, l'illustre auteur veut bien détacher pour nous, par avance, le chapitre suivant concernant les relations de Mme Swetchine avec une noble bretonne, M la duchesse de Duras, née de Kersaint, dont le rôle considérable dans l'histoire littéraire de la Restauration n'est d'ailleurs ignoré de personne.

En offrant à nos lecteurs ces pages exquises, nous ne pouvons nous dispenser d'exprimer notre vive reconnaissance à la main généreuse et bienveillante qui daigne honorer ainsi notre œuvre de sa collaboration.

Le Directeur de la Revue,

A. DE LA BORDERIE.

CHAPITRE IX.

-

ARRIVÉE DE Mme SWETCHINE A PARIS. CORRESPONDANCE DE Mme LA DUCHEsse de Duras.

Madame Swetchine s'arrêta peu entre la Russie et la France. Elle arriva à Paris pour y passer l'hiver de 1816 à 1817, à trente-quatre ans, 19

Tome VI.

dans toute la force de son intelligence et à la date politique qui pouvait le mieux correspondre à l'état de son esprit.

Elle avait connu des crimes de la Révolution tout ce qui en avait retenti dans l'indignation européenne; elle avait pu juger de l'injustice et de l'aveuglement des passions démagogiques par les nobles victimes auxquelles elle avait offert avec tant d'empressement sa part d'hospitalité; elle avait vu d'aussi près et d'un œil non moins pénétrant les abus, les violences, les vertiges du pouvoir sans limite et sans contrôle, et, quoiqu'elle ne fût point appelée à l'action politique, quoiqu'elle répugnât par sa douceur et sa timidité à toutes les collisions directes, elle n'avait pu voir en lutte des principes si contraires, prodiguant à la fois les espérances et les déceptions à l'humanité, sans arriver au-dedans d'elle-même à des conclusions et à des principes arrêtés. Elle se fit, avant tout, une loi de l'impartialité entre tous ceux des partis qui pouvaient représenter avec conscience et sincérité une idée généreuse; puis elle fixa irrévocablement ses goûts, ses amitiés et ses vœux du côté qui promettait le plus de durée à l'autorité avertie et à la liberté éclairée.

La Restauration devait réaliser ce type; Mme Swetchine y avait applaudi du cœur et de l'esprit. Pas un instant elle ne fut étrangère au temps et à la société qu'elle venait visiter de si loin; elle fut accueillie d'abord par des amis déjà éprouvés dans son pays natal : le marquis d'Autichamp, qu'elle retrouvait gouverneur du Louvre; le comte de la Garde, qui recevait une des premières ambassades de famille, et le duc de Richelieu, qui la plaça aussitôt dans l'intimité de ses deux sœurs, la marquise de Montcalm et la comtesse de Jumilhac. Le duc de Blacas avait beaucoup vécu à Pétersbourg dans les années qui précédèrent la Restauration et il avait vivement goûté Mme Swetchine. Jusque dans ses dernières années, attristées de nouveau par un volontaire exil, son visage, sévère et froid, respirait l'émotion dès que ce nom était prononcé. Mais au début du règne de Louis XVIII, le duc de Blacas représentait surtout un favori de cour peu agréé de l'opinion et prenant peu de souci de se réconcilier avec elle. Ce fut surtout par les côtés érudits, qui ont laissé tant de souvenirs à Naples et à Rome, que le duc de Blacas et Mme Swetchine maintinrent leurs relations.

Les institutions charitables de France excitaient en elle un intérêt

qui la mit en relations fréquentes et amicales avec M. de Gérando. Le corps diplomatique avait chez elle deux représentants assidus, le baron de Humboldt et le comte Pozzo di Borgo.

Le salon où Mme Swetchine se trouva le plus promptement naturalisée fut celui de la duchesse de Duras. C'est là qu'elle vit pour la première fois Mme de Staël et lui adressa une réponse souvent citée, mais inexactement. La duchesse de Duras avait voulu réparer le mécompte de Saint-Pétersbourg et les invita l'une et l'autre à un dîner formé d'un très-petit nombre de convives. Mme Swetchine, toujours pleine de réserve, laissa passer presque tout le repas dans le silence, levant à peine les yeux sur l'illustre interlocutrice placée en face d'elle. Après le diner, Mme de Staël, un peu étonnée, s'avança vers Mme Swetchine : << On m'avait dit, Madame, que vous aviez envie de faire connaissance avec moi; m'a-t-on trompée ? » — « Assurément non, Madame; mais c'est toujours le Roi qui parle le premier. >>

Mme Swetchine vit dans ce salon tout ce qui formait le faisceau alors compact des intelligences monarchiques. Toutes les nuances y étaient confondues: M. de Chateaubriand et M. Abel Rémusat, M. Cuvier et le vicomte Mathieu de Montmorency, M. Molé, M. Villemain, M. de Barante. Quelques-uns de ces hommes, notamment M. Cuvier, M. Abel Rémusat, devinrent ses amis comme ils étaient ceux de la duchesse de Duras; les autres, plus entraînés dans la vie politique, n'oublièrent cependant jamais leur rencontre avec elle, et saluaient son souvenir d'un regard affectueux. Pour Mme de Duras, ce fut l'une des dernières et des plus vives affections de son âme. Souvent à l'étroit même dans sa grande position, indépendante et dévouée, ardente et réfléchie, désabusée sur le monde sans en être détachée, profondément chrétienne sans que la piété suffit à remplir ou à calmer son cœur, la duchesse de Duras reconnut du premier coup d'œil en Mme Swetchine ce qui seul pouvait la captiver encore, une sensibilité exempte de complaisance, une sympathie et un appui. Rien ne pourrait mieux que la correspondance des deux amies peindre ce qu'était Mme Swetchine dès son arrivée en France, la confiance, l'abandon et l'attrait qu'elle inspirait dès la première vue. Ce sera pour ainsi dire un réflecteur projetant la lumière sur le point du tableau où l'on veut appeler le regard.

Après six mois de séjour en France, le général Swetchine avait cru

sa présence nécessaire à Pétersbourg pour déjouer la manoeuvre persévérante de ses ennemis. Mme Swetchine n'hésita pas à le suivre. C'est pendant ce voyage, qui dura environ un an, que la duchesse de Duras écrivit les lettres suivantes. Il faut en excepter cependant la première lettre dont un fragment seul nous a été conservé sans aucune indication de date, mais qui se rapporte évidemment au premier séjour de Mme Swetchine à Paris, et aux premières relations intimes de Mme de Duras:

« N'ai-je pas été indiscrète de porter ici deux volumes de ces Mémoires de Dangeau ? J'espère que non. Ils m'amusent, ils se font lire comme tout ce qui est écrit jour par jour, tous les livres où l'on trouve des noms propres et tout ce qui parle de Louis XIV. Il y a une magie dans ce grand nom; il a laissé de lui une trace qui n'est point effacée et vous en serez frappée en voyant Versailles : là, il n'y a rien entre lui et nous. Il nous a fait bien de l'honneur, comme disait ce paysan du Rouergue, et, pour des Français, c'est tout. Qu'importe qu'on ait souffert en détail, il avait placé la France au-dessus de toutes les autres nations. Cela éternisera encore un autre nom que le sien et qui le mérite moins, car il n'eut jamais sa bonté ni sa grandeur.

>> Je cause avec vous et cela me fait plaisir! Je suis si sûre que cette lettre sera reçue comme elle est écrite, bonnement, simplement! Je n'aurais dit à personne ce que je viens de vous dire. Qu'on aurait été heureux de faire là-dessus des commentaires! Mais avec vous, je ne redoute ni les tracasseries ni la malveillance. Je crois en vous: l'amitié est une foi. Mais comment m'avez-vous donné cette confiance? Ne me l'ôtez jamais, ne me donnez pas de mécomptes, ils me font trop mal. Je reviendrai vendredi, et j'espère que je vous verrai le soir; ne venez pas trop tard.

»Ma petite maison va son train (); j'espère que dans quinze jours je pourrai vous la montrer, c'est dire que vous en verrez les murailles. Tout est à faire. Il faudra toute votre imagination pour la comprendre. Pour moi, je suis comme un auteur pénétré de son sujet : je

(1) Mmo de Duras se faisait construire alors une agréable retraite à Andilly.

vois l'ensemble, les détails, rien ne m'échappe. Si je puis vivre et me guérir l'âme, peut-être que je serai heureuse là. Qui sait? Mais vous m'avez fait du bien et c'est ce que je ne croyais pas possible. Adieu, à vendredi. Clara vous embrasse ('). »

Paris, le 24 août.

» Chère amie, me voici à Paris et vous croiriez à ma tendre amitié si vous voyiez ce que j'éprouve en ne vous y trouvant pas. Ce cabinet est désert; il rend sensible tout ce qui me manque. J'y entrais avec plaisir, à présent il me fait mal : vous n'y viendrez pas, lous mes amis sont absents ou pire qu'absents, je n'ai pas une chance de voir entrer ici quelqu'un dont la vue fasse battre mon cœur ou du moins lui ôte le poids dont il est toujours accablé. Ne vaut-il pas mieux être solitairement à Andilly? Là, du moins, tout est nouveau; il faudrait tâcher que l'âme pût aussi abattre et rebâtir, mais c'est impossible. J'ai eu besoin de vous écrire en entrant ici. Joséphine (2) m'a dit comment vous y êtes venue. Pourquoi ai-je perdu une heure de celles que vous pouviez me donner encore ! Mais cela valait mieux: il ne faut pas d'adieu quand l'avenir est si triste qu'il l'est pour moi.

» Je ne sais rien; les changements de ministère n'ont pas eu lieu, mais ce n'est que retardé.....

Voilà encore une de ces amitiés de respect humain qui vous étonnent et qui sont si communes en France; il vaudrait bien mieux ne plus voir les gens pour lesquels on est dans cette disposition. C'est sans doute le premier mouvement, mais on craint les scènes, l'éclat, le ridicule; il résulte de tout cela des rapports froids et faux, par cela même des intérêts factices qui finissent par donner aux caractères cette funeste teinte et par détruire, avec la sincérité des manières, la bonne foi du cœur, sans laquelle rien n'est estimable. Et puis, chère amie, à quoi bon tout cela? Pourquoi se donner tant de peine? Le temps marche, il arrange tout. Quand on considère ce que c'est que

(1) Clara de Duras, depuis duchesse de Rauzan.

(2) Femme de confiance bretonne dévouée dès l'enfance à MTM• la duchesse de Duras et qui lui survécut peu d'années, recueillie par Mm la duchesse de Rauzan.

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