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SUR LA NOBLESSE".

II.

Les obligations de la noblesse, dans les siècles très-divers que l'on comprend avec une intention défavorable sous le nom d'ancien régime, étaient de nature fort variées. Sous le système féodal proprement dit où la société entière était liée par le respect à la foi jurée, pour le noble spécialement, la félonie était le dernier des crimes; tenu à la fidélité vis-à-vis de son suzerain, il n'était pas moins obligé de protéger son vassal.

Il est des hommes, ils ne sont pas rares, qui se représentent la féodalité comme un vaste système d'oppression, où la force et la violence seules font la loi et le droit, et l'horreur qu'ils en conçoivent ne serait que trop fondé si le tableau qu'ils se font avait la moitié de vérité. Pourquoi confondre la chose avec ses abus? Ne pas distinguer la violence d'avec la féodalité, c'est bien plus s'égarer encore, car ainsi l'on confond le mal et son remède.

La violence, qui le conteste? fut le mal de ces temps-là (2). C'est au milieu de ces hommes à trempe de fer qui ne voudraient croire qu'à la vigueur de leur bras, à la puissance de leur armure que s'élève une force nouvelle, elle n'a de prise que sur les âmes; il faut tenir sa parole, leur crie au fond du cœur la voix de la justice; il est honteux de frapper l'homme désarmé, leur crie celle de l'honneur; une voix plus chrétienne leur persuade de protéger le faible, et la féodalité devient un vaste système de hiérarchie et de protection, et de son sein, fécondé par l'église, nait la chevalerie.

Le chevalier n'est pas tenu seulement à des devoirs limités par ses

(1) Voir la Revue, T. V, p. 491-497.

(2) Guizot. Essais sur l'hist. de France. Edit. Charp. p. 25.

conventions envers quelques personnes déterminées, tout n'est pas dit pour lui parce qu'à jour fixe, il s'est trouvé armé sous la bannière de son seigneur, parce qu'il a tendu sa lance pour donner aide et appui à son vassal menacé. Le chevalier s'est engagé vis-à-vis de l'église, vis-à-vis de la société entière à tout bien et tout honneur ; il doit être brave, généreux, franc, loyal, désintéresssé, courtois, fidèle en tout et partout; il faut qu'il soit fort aussi, fort et habile à dresser sa lance, à supporter son lourd vêtement de fer, à lancer son destrier; fort par les hautes, les épaisses murailles de sa demeure, fort en toutes choses, car il faut que cette force de l'âme, cette force du chrétien, la vertu en un mot qu'il a promis de garder au dedans comme au dehors, puisse vaincre la force brutale, qui n'eût fait des nations modernes que des peuplades sauvages danger réel, danger aussi sérieux alors que l'est aujourd'hui la dissolution de la société par l'excès du sensualisme, formulé aux deux extrémités de l'échelle sociale par l'excès de la mollesse, ou l'excès de la convoitise.

L'ennemi de son temps, le chevalier le devait vaincre comme nous devons combattre l'ennemi du nôtre. Il était de son devoir de s'aguerrir de bonne heure et ce bras vigoureux, que l'artisan doit à ses rudes travaux, et dont il se fait une juste gloire, le chevalier devait se le donner par des exercices non moins rudes (').

Sera-t-il dit cependant que ces obligations qui ont leur source dans l'élévation de l'âme, dans la puissance de la volonté, un accident de la nature, une faiblesse de tempérament, une maladie, un revers, une surprise vont vous ôter toute possibilité de les remplir. Non! au chevalier sans armes, au chevalier vaincu, à son fils débile, il reste une force qui dépend de la volonté seule, la première, la dernière de toutes, celle qui, après la défaite, rend la victoire, la force qui, au service de Dieu, et avec sa grâce, fait le martyre, la force de savoir mourir.

Savoir mourir noblement, c'est-à-dire comme a dû nous apprendre à le faire le chevalier chrétien, c'est mourir sans surexcitation sauvage, sans fanfaronnade, sans maudir le coup qui vous frappe, avec

(1) Sainte Palaye; Mémoire sur l'ancienne chevalerie considérée comme établissement politique et militaire. 1753. p. 17.

la conscience d'un devoir que l'on remplit, d'une vérité, d'un droit auxquels on rend témoignage, ou même d'une faute que l'on expie.

Nous avons esquissé les obligations du chevalier; quiconque a voulu le devenir les a contractées, et vous avez sérieusement le droit de lui en demander compte. A quiconque aussi se donne pour successeur des anciens chevaliers, soit qu'il en descende, soit qu'il en tienne autrement la place, vous êtes en droit de demander semblable compte, autant que le peuvent comporter les modifications subies par l'état social.

La pique se croise contre la lance, la poudre va briser l'armure, raser la forteresse féodale, les troupes permanentes achèvent de déplacer la force militaire; les cours judiciaires se sont formées, leurs juridictions s'étendent et les justices seigneuriales donneront bientôt plus de responsabilité qu'elles ne conserveront de puissance, les temps modernes commencent, les temps chevaleresques ne sont plus le noble cependant conserve le titre de chevalier, ou celui d'écuyer, son diminutif.

Avec la succession des années, le chevalier dans ses terres, ce ne sera plus que le propriétaire aisé, l'aîné de la famille dont l'influence s'étend sur le canton; le titre d'écuyer sera réservé à la brauche cadette de médiocre fortune, au nouveau venu dans la hiérarchie nobiliaire, mais dans cette vie de propriétaire les idées militaires tiennent toujours la première place. Votre considération baissera bien vite, si vous n'avez passé vous-même sous les drapeaux, si vous n'y préparez vos fils, si vous n'avez maintenant quelques-uns des vôtres à se battre dans les armées du roi; et dans la gazette qui arrive ce sont les nouvelles de la frontière qui vont captiver toute l'attention de la famille. Le père se rappelle ses campagnes et les redit à son jeune fils; l'enfant attend impatiemment l'àge de porter l'épée et la jeune fille tremble en silence pour son fiancé.

L'ancien service féodal est réduit à peu de chose, si l'on considère l'obligation légale; mais les lois traditionnelles de l'honneur y suppléent, elles font un devoir à la noblesse de servir le roi et l'Etat de son sang, de son épée, de sa fortune même, car ses appointements ne peuvent suffire aux premières nécessités de son équipement et de Tome VI. 16

son entretien. Restée la première force militaire du pays, elle ne le doit pas uniquement à la préférence avec laquelle les grades militaires lui sont accordés, sans lui être exclusivement réservés, elle le doit surtout à son esprit de corps, dans un temps où il y avait beaucoup plus d'honneur que de profit à les prendre (').

Quant à la partie purement morale de ses obligations, elles étaient devenues, pour la noblesse entière, celles de l'ancien chevalier : tout noble devait être autant que lui, brave, loyal, généreux, désintéressé et fidèle.

III.

Nous avons dit en gros quelles étaient les obligations de la noblesse, nous ne l'avons pu faire sans insinuer qu'elle les avait remplies; cette pensée, nous devons essayer de la justifier en lui donnant quelques développements.

Quand nous disons que la noblesse a rempli ses obligations, nous en parlons prise en corps. Que dans son sein il y ait eu place pour le félon, elle eût eu peine à l'avouer; pour le lâche, elle ne l'eût avoué jamais reconnu évidemment comme tel, elle l'en eût aussitôt rejeté (2). Dans la triste réalité, cependant, quelles sont les passions, quels sont les vices qui n'aient pu se couvrir de quelque manteau que ce soit ?

Le premier des ennemis pour une institution sociale, c'est toujours les défauts, les vices, les travers de son siècle. Comment concevoir la nature d'un semblable ennemi et comprendre que l'institution, que le corps destiné à lui résister n'en porte pas l'empreinte? où trouver des hommes qui ne portent pas l'empreinte fragile de l'humanité? où en trouver, dans un temps, qui ne soient pas exposés à tomber du côté où penche alors la fragilité humaine? Dans un temps de violence, où trouver des hommes qui soient toujours doux, justes et humains? dans un temps de mollesse, où en trouver dont la fermeté et le courage ne

(1) Nous nous plaisons à renvoyer sur ce sujet aux Eludes historiques et administratives que M. Léon Audé donne, avec autant d'élévation que d'im; artialité, dans l'Annuaire de la Société d'émulation de la Vendée, 1858, p. 296.

(2) De Qu trebarbes, OEuvres de René d'Anjou, t. I, p. xcvII.

se démentent jamais ? dans un temps de duplicité, où en trouver dont la franchise soit à toute épreuve.

La merveille, c'est que de ces hommes ou mous, ou violents, ou cupides, vous fassiez une armée qui combatte pour la justice, pour le droit, pour la protection du faible, où la violence soit contenue, où le courage se soutienne, et qu'en fin de compte la victoire vous reste.

Voici un régiment, prenez chaque homme à part et faites la somme de ce qu'il vaut! mettez les tous ensemble, qu'ils soient bien commandés, que la poudre parle! semble-t-il que ce soient les mêmes hommes ?

Voyez une société, en quelque moment que vous choisissiez, elle lutte; la vie de l'homme sur la terre, la vie des nations, c'est une guerre incessante. D'un côté, le vrai, le juste, le bien, la vertu, la prière; de l'autre, l'erreur, le mal, le vice, toutes les cupidités. Au milieu des péripéties d'un combat où chaque engagement porte une menace de mort, où chaque instant de trève cache une surprise, le char social marche franchissant de telles fondrières, cotoyant de tels précipices, que nul homme, s'il lui était donné de les bien voir, ne saurait se préserver du vertige, à moins qu'il ne fût chrétien.

La prière d'un moine obscur, d'une faible femme, d'un enfant est montée au Ciel. Dieu au secours des siens envoie plus qu'une armée : il envoie une vérité, le sentiment d'un devoir, une noble inspiration; elle se fait jour, elle trouve accès en quelques àmes d'élite d'abord, elle y germe, y prend racine, bientôt elle grandit et se propage, souvent froissée, souvent atteinte en quelques-unes de ses branches; mais elle est devenue capable de résister : il est peu d'hommes dont elle n'ait quelque chose à souffrir; comme ce n'est pas de tous à la fois, ni de tous de la même manière, elle se soutient cependant, forte de l'appui du plus grand nombre, contre l'action destructive de quelques-uns.

Ainsi se forment les institutions destinées à la défense de la société ; elles s'en assimilent tous les éléments antérieurs qui peuvent se combiner avec elles, elles se transforment lorsque le déplacement de la lutte fruit de leurs propres victoires, les rend inutiles sous la forme qu'elles avaient prise, et obligent à changer le système de la défense en même temps que s'est modifié celui de l'attaque (').

(1) Guizot, Essai sur l'hist. de France, p. 269.

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