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LA BRETAGNE A L'ACADÉMIE FRANÇAISE

VI *

JEAN CHAPELAIN

(1595-1674)

IX

Le Poème de là Pucelle.

Avouons, dit M. Paulin Paris, dans ses notes aux Historielles de Tallemant des Réaux, que si tout le monde connaît de nom ce poème infortuné, personne de notre temps n'a pris la peine de le lire. Ou je me trompe fort, ajoute-t-il, et quelqu'un s'avisera de le faire et tentera de plaider la cause de l'auteur à la suite de l'évêque d'Avranches et de bien d'autres contemporains.

Celle idée du savant annotateur avait déjà reçu un large commencement d'exécution lorsqu'il l'exprimait. M. Guizol, dès 1813, ou plutôt Mile Pauline de Meulan, dont le travail fut revu par son futur mari, et M. Saint-Marc-Girardin, dans ses Souvenirs de Voyages et d'Etudes, avaient analysé le poème de Chapelain et rendu justice à ses qualités. Ce dernier, qu'on n'accusera pas d'hétérodoxie littéraire, déclare même qu'au premier livre, « les vers sur Dieu que Voltaire, dans sa Henriade, a imités sans les égaler, atteignent au sublime, si ce grand mot de su * Voir la livraison de septembre, pp. 186-198.

blime peut convenir à la malencontreuse renommée de Chapelain; et, plus loin, que la scène et le dialogue entre Renaud el Suffolk, blessé au siége d'Orléans, mériteraient d'être de Corneille. Enfin, M. Julien Duchesne, publiant, en 1870, une longue étude sur les Poèmes épiques du XVIIe siècle, préparée pour une thèse au doctorat, réservait plusieurs chapitres de son ouvrage à la Pucelle, au moment où nous achevions, par une lecture assidue, de faire une connaissance intime avec l'œuvre capitale de Chapelain. Les proportions de la notice que nous consacrons au chantre de Jeanne d'Arc, exigeraient peutêtre que nous fissions une large part à l'analyse et à l'étude de son poème, et nous avions en effet préparé, il y a quelques années, un travail complet sur cet ouvrage si tristement célèbre; mais nous avons constaté que notre étude a beaucoup de rapports communs avec le savant livre de M. Julien Duchesne auquel les couronnes de l'Académie française ont donné une autorité toute particulière. C'est pourquoi, renvoyant les curieux aux précédents travaux, nous ne ferons ici que résumer notre analyse, en sorte qu'on puisse cependant se faire une idée juste et suffisante du poème bafoué par Boileau.

Ecoutons d'abord le poète lui-même nous présenter son œuvre, et n'oublions pas que l'extrait de préface qui va suivre est tiré de la première édition, c'est-à-dire qu'il fut composé avant que les attaques des Érastes et des Du Rivage eussent pu engager l'auteur à modifier son introduction devant le public. Lorsque Chapelain écrivait ces lignes, il était encore dans toute la majesté de sa royauté littéraire incontestée. Nous remarquons même que, si l'ouvrage fut achevé d'imprimer pour la première fois le 15 décembre 1655 », les lettres patentes pour le privilége sont datées du 3 mars 1643. Or Chapelain commence ainsi sa préface:

Je fay si peu de fondement, pour le bon succès de mon poëme, sur l'impatience qu'on a témoigné de sa publication, que je considère un si Saint-Marc-Girardin. Souvenirs de Voyages et d'Études. Amyot, 1853, in-12,

II. (250-253.)

grand honneur, comme son plus grand désavantage. Car, sans parler de ceux qui n'ont souhaité de la voir que pour y trouver à redire, il est certain que ceux-là même qui l'ont désiré pour leur divertissement, en auront un plus grand dégoust si les beautés n'y répondent pas à leur attente, que s'ils ne l'eussent point désiré du tout, et que le présent que je leur en fay leur fust une chose nouvelle. Sur quoy je les supplie d'agréer que je leur représente que la bonne opinion qu'ils en peuvent avoir conceüe ne leur a point esté inspirée par moy, et que l'excessive faveur qu'ils m'ont faite ne doit être imputée, ni à mes persuasions ni à mes prières. Ceux qui me connoissent sçavent que je me connois, et que n'ayant jamais eu de moy que de modestes pensées, je n'en ay aussy jamais dit que ce que j'en ay pensé. Ils sçavent encore que les louanges anticipées de quelques personnes officieuses n'ont esté souffertes par moy qu'avec beaucoup de peine, et que j'ay toujours appré hendé qu'elles ne s'engageassent à soutenir une réputation plus grande que mes forces ne le peuvent permettre...

J'avoue de n'avoir que bien peu des qualités acquises en un poëte héroïque. Je n'ay point cru esgaler ces princes du Parnasse, et bien moins atteindre au but, où ils ont inutilement visé. J'ay apporté seulement à l'exécution de mon projet, une connoissance assez passable de ce qui y estoit nécessaire 1, et une persévérance assez ferme pour ne m'en laisser divertir, ni par les charmes du plaisir, ni par les tentations de la fortune; je n'eus point mesme d'autre pensée, quand je m'attachay à cet ouvrage, que d'occuper innocemment mon loisir, lorsqu'après une vie assez agitée je préféray la tranquillité de la retraite à la turbulance de la cour. Ce fut plutôt un essay, qu'une résolution déterminée, pour voir si cette espèce de poësie, condamnée comme impossible par nos plus fameux écrivains, estoit une chose véritablement déplorée, et si la théorie, qui ne m'en estoit pas tout à fait inconnue, ne me serviroil point à montrer à mes amis, par mon exemple, que sans avoir une trop grande élévation d'esprit on le pouvoit mettre heureusement en pratique. Surtout je n'avois garde de me persuader qu'un travail que je faisois à l'ombre, dust jamais s'exposer au jour. Ce fut certainement par une avanture inopinée, que ce que je cachois avec tant de soin

1 Balzac termine ainsi l'un de ses discours : « Le sage et sçavant Monsieur Chapelain sçait ce que j'ignore et ce que la pluspart des docteurs ne sçavent pas bien; il pénètre dans la plus noire obscurite des connoissances anciennes ; il a le secret des premiers Grees. S'il vouloit, Monsieur, il nous pourroit rendre les livres de la Poëtique que le temps nous a ravis; au moins il ne luy seroit pas difficile de réparer les ruynes de celuy qui reste: Et s'il a esté dit avec raison qu'Aristote estoil le génie de la Nature, nous pouvons dire aussi justement qu'en celle matière M. Chapelain est le génie d'Aristote.

vint à la connaissance de l'illustre prince, qui, par sa générosité sans pareille, a trouvé moyen de me faire une nécessité d'un exercice volon taire, et qui a converty, par ses faveurs, en une profession publique, un amusement de cabinet. Voilà de quelle sorte je suis devenu poëte; aussi bien sans vanité que sans capacité, d'abord par passe-temps, et ensuite pour ne me noircir pas de la plus lâche des ingratitudes....

Tel était, à l'époque de sa plus grande gloire, le modeste langage d'un poète au sujet duquel Tallemant des Réaux lança celte boutade: « Pour moy, je suis espouvanté d'un si grand parturient montes. Après cela prenez les Italiens pour maistres. Allez vous instruire chez ces messieurs! Patru a raison, qui dit que M. Chapelain n'est sage qu'à l'italienne, c'est-à-dire que la morgue et le flegme font toute sa sagesse!1 »

2

Nous avons dit que Chapelain conçut le plan de son poème. vers l'année 1625, à l'époque du grand succès de sa préface de l'Adone. I le médita pendant cinq années entières, puis il écrivit son ouvrage en prose d'un bout à l'autre; ce qui a fait dire à Tallemant : « Et pour l'échonomie, hélas! peut-on avoir resvé trente ans pour ne faire que rimer une histoire! Car tout l'art de cet homme c'est de suivre le gazettier... » Il est cerlain que Chapelain attachait peu d'importance à la versification, sa préface en fait l'aveu: tout le poème consiste pour lui dans l'heureux choix du sujet, dans l'habile combinaison de la fable, dans l'art d'amener les épisodes: l'invention en un mot est l'œuvre capitale, à peine doit-on s'arrêter au style; il posera même plus tard cette manière de voir en principe, et dira dans la préface restée manuscrite des douze derniers chants: Quant aux vers et au langage, ce sont des instruments de si pelite considération dans l'épopée, qu'ils ne méritent pas que de si grands juges s'y arrêtent; on les abandonne à la fureur de la nation grammairienne, sans qu'on l'en estime plus ou moins pour l'approbation qu'ils recevront d'elle ou pour les coups de bec qu'elle leur pourra donner... » Cette façon de conTallemant, II. 488-489. 2 lbid.

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TOME XXXVIN (VIII DE LA SÉRIE.)

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sidérer les choses pourrait mener fort loin, et nous aimons à penser que Chapelain ne la mit en avant que pour sa défense personnelle; car ce qu'on lui reproche le plus, ce qui surtout excita la verve satirique de Boileau, ce fut l'incroyable durelė de quantité de vers de son poème. On attaqua peu l'ordonnance de la fable; mais aucun lecteur ne put supporter longtemps la rudesse décourageante de cette poésie rocailleuse et sans grâce.

Il y a donc deux parts bien distinctes à faire tout d'abord dans l'examen du poème de la Pucelle: la fable et le style. Commençons par la fable:

Je chante la Pucelle et la sainte Vaillance

Qui dans le point fatal où périssait la France,
Ranimant de son Roy la mourante vertu,
Releva son État sous l'Anglois abattu.

Le Ciel se courrouça, l'Enfer emust sa rage,
Mais par son zèle ardent et son mâle courage,
Triomphante et martyre, au bucher comme aux fers,
Elle fléchit les cieux et dompta les enfers 1.

Tel est l'unique sujet du poème; aussi Chapelain a-t-il appelé son œuvre la Pucelle, ou la France délivrée. Nous n'insisterons pas sur les dix longues pages que le poète consacre dans sa préface à se justifier, selon Aristote, d'avoir chanté une héroïne et non pas un héros. Si Voltaire a blâmé le choix du sujet de la Pucelle, parce qu'il ne le croyait pas succeptible d'être traité sérieusement, on peut reprocher à l'auteur des infâmes pasquinades de son ignoble parodie de n'être pas complétement désintéressé dans la matière; pour nous, comme pour M. SaintMarc Girardin, le sujet de la Pucelle est éminemment digne de l'épopée; bien plus, il ne le cède en rien à celui de la Henriade. L'admiration irréfléchie de La Harpe pour Voltaire lui fait dire que le poème de Chapelain ne trouve point l'imagination déjà prévenue pour son héros...; qu'une époque si récente et le lieu de la scène si voisin ne permettent guère des fictions... » La Chapelain. La Pucelle, édit. 1656, in-12, p. 1.

La Harpe. Cours de littérature. Edit. stéréotype. IV. 265.

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