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RAOUL. Je suis vraiment désolé de cette mésaventure, qui me fait manquer tous mes rendez-vous de Paris. A propos, j'étais si ému que j'oubliais que j'avais une autre communication à vous faire. Le garde a enfin saisi en flagrant délit notre colleteur, qu'il a surpris venant visiter ses collets et déjà chargé d'un lièvre. Vous ne vouliez pas me croire, c'est bien, comme je le soupçonnais, Joseph Pichon.

LE COMTE.

-

Joseph Pichon! - Un père de famille qui me devait sa petite place de cantonnier, car c'est un fonctionnaire

public.

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RAOUL. Qui, toutes les circonstances sont aggravantes. Colleter ainsi le long de la route qu'il doit entretenir, et avant l'ouverture de la chasse! Il le paiera cher. Le garde a dressé son procès-verbal, et je lui ai dit d'aller immédiatement le faire enregistrer à Pontoise.

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Sur l'heure et en me quittant.

LE COMTE. Tu t'es peut-être un peu pressé. Ce malheureux est perdu. Une forte amende qu'il ne pourra pas payer, de la prison qu'il acquittera plus aisément, puis honteusement chassé de sa place, la misère d'une nombreuse famille, un malfaiteur dans le pays, un ennemi, et tout cela..... pour un lièvre.

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RAOUL. Je ne vous comprends pas, mon père. Allez-vous maintenant être indulgent pour la pire espèce des braconniers ? N'ayer pas de garde, alors, et laissez-vons piller, ce sera plus simple. LE COMTE. - Tu ne me comprends pas en effet, mon cher Raoul. Tu devais être demain d'un grand dîner de trente couverts. Es-tu bien certain qu'on ne te servira pas de gibier sur la table?

RAOUL. Je me crois certain qu'on m'en servira. Un grand diner de cérémonie, à la fin d'août, sans perdreaux rôtis, ce n'est pas possible. La maîtresse de maison y perdrait sa réputation.

LE COMTE.

Et il y aura sans doute, parmi les convives, de hauts fonctionnaires, des magistrats peut-être?

RAOUL.M. le procureur général en personne.

LE COMTE.

Et pendant ce temps, le cantonnier Joseph Pichon mangera des pommes de terre bouillies, en réfléchissant à la prison qui l'attend. RAOUL.

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Vous m'effrayez, mon père. Ne deviendriez-vous

pas un peu communard?

LE COMTE (Souriant). - Pas précisément, mon ami. Mais c'est ainsi qu'on fait, qu'on exalte des communards, et qu'on leur fournit des arguments. Joseph Pichon a mérité tout ce qui le menace. Il viole la loi, il attente à la propriété, il manque à ses devoirs professionnels. Ajoute, si tu veux, que c'est un ingrat qui outrage ses bienfaiteurs. Tout cela est vrai. Il demeure vrai aussi que c'est un pauvre diable, qui mange des pommes de terre, même quand la chasse est ouverte. M. le procureur général, qui mange des perdreaux rôtis en temps prohibé, me paraît son complice moins excusable. La pire espèce des braconniers est l'espèce des recéleurs et des complices. Les pauvres diables risquent la prison. Plus coupables sont Messieurs les courtiers, entrepreneurs et commanditaires du braconnage organisé, Messieurs. les notables commerçants, marchands de comestibles ou chefs des grands restaurants de Paris, Messieurs les consommateurs, enfin, car sans clients, adieu le commerce, et ce n'est pas Joseph Pichon qui s'accommodera un civet. RAOUL. Je vous admire, mon père. Vous êtes un vrai puritain. LE COMTE. J'ai un vif sentiment de la justice, voilà tout; ce qui n'a rien d'admirable. Sais-tu, mon enfant, pourquoi j'espère avoir part aux béatitudes célestes? Je lis dans le sublime Sermon sur la montagne: Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés ! Eh bien, je puis me rendre ce témoignage, j'ai faim et soif de la justice. Et comme il est manifeste que je ne serai pas rassasié en ce monde, j'espère l'être dans l'autre.. RAOUL. Vous me voyez tout troublé, mon père. J'arrivais plein de colère contre Pichon et contre Picard. Je serais prêt, en vous écoutant, à demander l'absolution de l'un et de l'autre.

LE COMTE.

Ah! mon cher ami, ce ne serait pas de la justice, ce serait de la miséricorde..... (La porte s'ouvre, et Estelle appa

raît.) Ta sœur se montre à ce mot. Ne serait-ce pas la miséricorde qui entrerait?

ESTELLE.

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SCÈNE VI.

LES PRÉCÉDENTS, Estelle.

Quelles scènes douloureuses je viens d'avoir, mon père! C'est d'abord la femme de Joseph Pichon, avec trois petits enfants. Elle dit que son mari va être condamné à la prison, et qu'ensuite il perdra sa place. Et des cris, et des larmes à grossir la rivière. Les enfants criaient aussi à qui mieux mieux. Elle assure que cela dépend de vous, et me supplie de demander la grâce de son mari. J'ai voulu parler à ma mère, qui s'est enfermée dans sa chambre en mettant le verrou, et m'a déclaré à travers la porte qu'elle ne pouvait recevoir personne. Alors j'ai voulu venir vous trouver; voilà que je suis arrêtée par la femme de Picard, qui pleure et crie encore plus fort que l'autre. Il paraît que Picard a manqué de respect à ma mère et à Raoul; je n'ai pas compris à quelle occasion; il a dételé la voiture et est obligé de s'en aller. Naturellement, sa femme s'en irait avec lui, cette bonne Françoise, si dévouée, qui m'a élevée et que j'aime tant. Elle assure aussi à travers ses larmes que cela dépend de vous, et me supplie de demander la grâce de Picard. Qu'ont-ils donc fait de si grave tous deux? Est-ce qu'il n'y a pas moyen de pardonner?

LE COMTE. Comme je te le disais tout à l'heure, Raoul, retiens bien la double leçon. Ma chère Estelle, la difficulté n'est pas de pardonner, ce serait vite fait. La difficulté est de rester prudent et juste. D'abord, je n'ai pas renvoyé Picard, c'est lui qui déclare vouloir se retirer.....

ESTELLE. Oh! mon père, Françoise dit qu'il est déjà bien fàché d'avoir fait cette sottise, dans un moment de colère.

LE COMTE.

bunal.

ESTELLE.

volé?

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- Quant à Pichon, cela regarde désormais le tri

Est-ce que par hasard ce malheureux..... aurait

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ESTELLE. - Comme je plains sa pauvre femme et ses enfants! C'est la misère qui l'aura poussé sans doute. Il avait l'air si honnête homme ! Et qui a-t-il volé ?

LE COMTE. Moi.

ESTELLE.

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J'aime nieux que ce soit vous qu'un autre.

LE COMTE (Souriant). Je te remercie de la préférence.

ESTELLE. Je suis plus assurée de votre indulgence. Est-ce une forte somme?

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ESTELLE. Vous plaisantez, mon père? On ne met pas toute une famille dans le désespoir pour un lièvre.

LE COMTE. C'est-à-dire, ma chère enfant, qu'il faut laisser le braconnage impuni, et ses terres au pillage, supprimer les gardes, les gendarmes et les tribunaux. Il n'y a pas de milieu. Si tu l'exiges, pour sauver le cantonnier, qui a manqué à son devoir, je vais renvoyer le garde, qui a bien fait. Est-ce aussi ton avis, Raoul?

RAOUL. Ah! mon père, je n'ose plus avoir d'avis.

ESTELLE. Il y a un milieu, mon père. C'est de récompenser le garde..... en pardonnant à l'autre.

LE COMTE. Combien de fois pardonnerai-je ?

-

ESTELLE. - Je voudrais pouvoir répondre jusqu'à septante fois sept fois.

LE COMTE.

-

Dieu sait si je le voudrais aussi ! Mais la société ne

permet pas au Code pénal de se modeler sur l'Evangile.

ESTELLE. Eh bien, une fois seulement, je vous en supplie.

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LE COMTE. Tu es bien dans ton rôle, ma fille, — plus aisé que le mien. Il y aurait peut-être un moyen.

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LE COMTE. Fais-moi demander cela par le garde.

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N'est-ce que cela? Je m'en charge. Et Picard,

LE COMTE. Pour Picard, c'est une autre affaire, peut-être plus difficile encore. Il faudrait que ta mère et Raoul se missent d'accord pour intercéder.....

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LE COMTE. Attends un peu. Et il faudrait d'abord que Picard demandât lui-même, car je ne peux pas le retenir malgré lui! ESTELLE.-Oh! malgré lui !... Je vais vous l'envoyer, vous verrez si c'est malgré lui.

LE COMTE. Comme il te plaira, mais surtout que Raoul ne se montre pas. Laissez-moi seul, mes enfants.

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ESTELLE.-Oh! merci, mon père. J'ai gagné mes deux procès. LE COMTE (Souriant). — Pas encore.

(Estelle et Raoul sortent.)

SCÈNE VII.

LE COMTE (Seul). Oui, je voudrais bien lui faire gagner ses deux procès, à cette aimable enfant. Charmante créature! Comme ce serait simple et facile si tout le monde y mettait de la bonne volonté ! Et comme c'est difficile et compliqué ! Il en est de tout ainsi dans la vie. Les grandes choses ressemblent aux petites. Les querelles des nations et les révolutions commencent par des troubles pareils à ceux que je tâche d'apaiser dans mon intérieur. Grandeur de l'homme, misère de l'homme, il faut en revenir toujours aux deux chapitres de Pascal. Nous allons voir quelle sera l'attitude de ce Picard. Un mot, un geste, une inflexion de voix, de sa part ou de la mienne, peuvent tout sauver ou tout perdre. - El il en est ainsi des destinées des peuples, et des entrevues des souverains! O mon Dieu! paix, du moins, aux hommes de bonne volonté !

SCÈNE VIII.

LE COMTE, PICARD.

Picard s'arrête près de la porte, sans la fermer, la tête basse, roulant son chapeau dans les mains, et sans rien dire.

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Eh bien ! mon pauvre Picard, es-tu devenu muet? Non, Monsieur le Comte.

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