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Si l'usage de l'Académie ne m'en imposait le devoir, je n'aurais pas la témérité de venir répéter devant vous ce qui a été formulé avec tant de justesse. Ce qui m'appartient en propre, c'est de rappeler aux amis de cet excellent homme, dont la mémoire nous est chère à tous, les sentiments d'estime et de filiale affection qu'il avait inspirés aux pensionnaires de l'Académie de Rome, ses camarades, ses enfants. Je parlerai de ses contemporains, du mouvement d'esprit au milieu duquel il a vécu, lutté, grandi; j'en parlerai, pour ainsi dire, en son nom, car je répéterai bien des choses qu'il m'a dites lui-même. Je suis presque sûr de vous être agréable en me cachant derrière lui, de temps à autre, pour laisser voir quelques traits familiers qui peignent au naturel cet aimable et pétillant esprit.

Victor Schnetz est né à Versailles le 15 mai 1787; sa jeunesse s'est formée au commencement du siècle dans ce retour plus ou moins éclairé, mais sincère et fervent, vers l'antiquité, qui transforma tout en France, les caractères, le langage, l'art et jusqu'aux frivolités de la mode.

Dans le domaine de l'art, la voie ouverte par Vien et David n'était pas aussi vaste qu'il l'eût fallu; elle procédait bien de l'antique, mais malheureusement elle ne remontait pas jusqu'aux origines du génie grec. Herculanum et Pompéi étaient sorties de la poussière, mais il est équitable de rappeler que les beautés supérieures du Parthénon sont une découverte de notre temps. Pour la Révolution française, comme pour la renaissance italienne, Phidias était presque aussi neuf, je veux dire aussi mystérieux que sont aujourd'hui pour nous-mêmes Apelles ou Praxitèle. L'immortel sculpteur du Parthénon restait pour ainsi dire invisible et présent dans la solitude oubliée de l'Acropole. Michel-Ange, qui ne l'a jamais vu, l'a rencontré ou deviné un jour par une intuition de génie la parenté est évidente entre l'Ilissus du fronton et l'Adam de la Sixtine; mais ce ne fut qu'une lueur fugitive, même dans le cerveau de Michel-Ange, et le grand artiste lui-même s'en détourna trop tôt pour suivre une autre inspiration.

Peut-être est-il permis de dire que l'Italie du XVIe siècle n'a bien

connu de l'antiquité que la période Antonine, époque admirable,' sans doute, mais dangereuse, dont les marbres les plus accomplis trahissent une esthétique inférieure; elle a son idéal, que je n'ai garde de déprécier; ce qui lui manque, c'est l'accent sincère et robuste qui distingue la statuaire de la grande époque.

C'est à l'aurore des civilisations qu'apparaissent les grands poètes. et bientôt après eux les grands artistes; il semble que les peuples jeunes aient eu, comme les enfants, le privilége des grâces divines.

Au temps où Victor Schnetz s'éveilla à la vie d'artiste, le goût, en France et ailleurs, s'était légèrement égaré sur les traces de quelques savants plus érudits qu'artistes, dont l'esprit n'allait pas naturellement aux beautés simples.

Le Persée de Canova, les poésies d'Ossian, de Macpherson, marquent les points extrêmes de cette déviation, et ces productions, vous le savez, éveillèrent l'admiration enthousiaste de leurs contemporains.

David, il faut le dire à sa louange, revint un peu de ces engouements; il écrivait à Schnetz en 1823: « Bouchez-vous les oreilles aux propos gigantesques des partisans de l'antique... » Ce bon sens, qui par malheur n'a pas toujours inspiré David, a profité du moins à ses élèves. Si les œuvres du peintre ont perdu dans l'estime d'un public médiocrement éclairé, si son astre a pâli pour un jour, la renommée du chef d'école s'est accrue de toute la gloire des disciples. Celui qu'ils appelaient avec justice le grand David a donné l'essor à tous ces talents variés, élevés, qui sont et qui resteront l'honneur de l'école française.

Il y avait dans les idées de ce temps quelque chose de théâtral qui ne pouvait s'adapter au tempérament tout gaulois de Schnetz : il adorait la vérité, quitte à la prendre un peu près de terre ; c'est en haine de cette antiquité fardée à la mode révolutionnaire qu'il se tourna résolument ver s les choses visibles et vivantes et leur demanda ses inspirations d'artiste.

Il avait néanmoins, comme la plupart des peintres, ses préférences exclusives pour certains maîtres anciens, il aimait l'école naturaliste, qui nous a laissé de beaux ouvrages en Italie et en France; il met

tait au premier rang, parce qu'il le comprenait mieux que tous les autres, le Caravage. Ce talent rude, violent, vrai outre mesure, le séduisit et l'entraîna. Cette personnalité étrange, qui aujourd'hui nous semble assez perverse, ne rebutait pas le placide et bon. Schnetz.

Quelques-uns parmi vous se souviendront qu'un de ses rares écrits, et il écrivait bien à ses heures, est la vie du Caravage. Vous en avez entendu la lecture dans une de vos séances, et vous la retrouveriez avec intérêt dans votre dictionnaire.

Le talent de Schnetz s'est toujours ressenti de cette influence qui avait dominé avant lui un autre Français, Moyse Valentin, ce Valentin que David copiait à Rome pour améliorer son coloris ; ce n'est pas moi qui le dis, Messieurs, c'est Gros qui l'écrivait à Schnetz, et je ne sais vraiment si, en parlant ainsi, le puissant coloriste de la Peste de Jaffa ne risquait pas une fine et modeste critique. Schnetz, après quelques essais malheureux dans ce qu'on appelait alors le style classique, n'hésita plus à suivre son penchant naturel; il renonça aux concours académiques et partit pour l'Italie, où il trouva d'emblée la veine de son vrai talent.

Le premier tableau qu'il y fit est encore aujourd'hui une des bonnes peintures du musée de l'académie de Saint-Luc. C'est la figure nue du Caïn qui obtint, en 1817, le premier prix du concours Canova. Schnetz a frappé là, dès le début, sa marque originale. Le Caravage, Valentin, Salvator Rosa, l'ont reconnu pour un des leurs. Nous le verrons plus tard transformer, à leur exemple, les sujets historiques par l'introduction familière des types el des mœurs de l'Italie moderne.

Rappelez-vous la Bohémienne de la Jeunesse de Sixte-Quint, et la physionomie rustique du Boèce priant dans sa prison; c'est le procédé de tous les réalistes, et ceux qui de nos jours ont cru inventer le mot et la chose n'ont innové qu'en exagérant la vulgarité des personnages et en abaissant l'interprétation. Ils ont trop oublié que l'art doit éliminer les choses grossières comme le feu rejette les scories. L'excès de passion pour le vrai n'est point blåmable en soi, il est plus sain et plus fécond que ce goût d'un faux

idéal et cet esprit de convention qui revient trop souvent attaquer l'art français comme une épidémie périodique. Mais les mots ont leurs destinées comme les hommes; quelques-uns, qui dans l'origine exprimaient une idée avouable, sont tombés si bas qu'on se fait scrupule d'y toucher. Et pourtant nous n'avons pas d'autre nom que celui de réalisme pour exprimer ce puissant amour du vrai qui renouvela tous les arts au XVe siècle et inspira Paolo Uccello, Masaccio, Masolino di Panicale, les Lippi, Luca Signorelli, Verrochio et Donatello, et chez nous Michel Colombe '.

Schnetz admirait ces grands maîtres du passé, mais sans prétendre en égaler un seul. Il m'a dit bien souvent qu'il s'était cantonné par goût et non par système, dans la recherche de la vérité abordable, telle qu'il la rencontrait sous ses mains, et qu'il avait en cela, comme en bien d'autres choses, pratiqué la philosophie du bonhomme Chrysale.

Il comparait les artistes de génie, Michel-Ange, Mozart, Raphaël, Beethoven, aux neiges éblouissantes du Soracte, que nous regar. dions souvent ensemble dans la campagne romaine.

Voyez, me disait-il, en étendant vers elles sa grosse main robuste, elles font bien dans le paysage. Mais, comme toutes les grandes choses, il faut les admirer de loin. Je n'ai jamais senti l'envie d'y aller voir; peut-être bien aussi le souffle m'aurait-il manqué. » Puis, reprenant bientôt le ton de la moquerie, qui lui était familier, il ajoutait: « Que de bonnes gens (je ne parle pas des peintres, ils s'y entendent tous très-bien), que de bonnes gens grimpent sur ces hauteurs, crient comme des merles sans rien comprendre et vous retombent ensuite sur le dos avec tout un bagage d'admirations factices! En vérité, ajoutait-il, ces gens-là me rendront sceptique. »

Je me rappelle qu'il vint une fois dans la chapelle Sixtine regarder une de mes études; le jour était sombre, et les divines figures de la voûte se perdaient quelque peu dans l'obscurité.

1 Michel (Coulombe), né à Tours, en 1430, est l'auteur du magnifique mausolée du duc de Bretagne François II, à la cathédrale de Nantes.

<< Comme c'est haut ! me dit-il en essayant de redresser sat grande taille. Puis, regardant tour à tour la copie et le copiste : Y est-elle bien, celle-là? fit-il malicieusement. Voyons, vous êtes un homme sincère jurez-moi qu'il y a quelque chose là-haut. Voilà quarante ans que je tâche d'y atteindre, je n'y ai jamais rien saisi, et pourtant je suis du métier. »

Oui, Monsieur, elle y est véritablement ; elle s'apelle Ève ; le paradis terrestre qu'elle habite manque d'arbres et de fleurs, mais je vous jure que sa beauté l'emplit et le fleurit.

«

Allons, tant mieux, dit-il, j'en suis charmé et..... je vous crois sur parole. »

Voilà bien, ce me semble, pour ceux qui ont connu Schnetz, le tour de cet esprit qui raillait tout et partout, peut-être par pudeur de découvrir ses émotions vraies.

Son talent, de solide étoffe, comme la bure, qui a plus de force. que d'éclat, apparut au Salon de 1819. Dans deux ouvrages vraiment originaux pour cette époque : Jérémie et le Bon Samaritain, il enleva la médaille d'or.

Léopold Robert était venu le retrouver à Rome en 1818. La fra- . ternelle amitié de deux artistes si forts, mais si différents l'un de l'autre, ce mariage de la gaieté spirituelle et du sentiment mélancolique, fut d'une heureuse fécondité.

Schnetz peignit coup sur coup, pour ainsi dire, la Femme du brigand endormi, le Sixte-Quint dont j'ai parlé plus haut, la Revanche du Gaulois, la Campagne de Rome, les Soldats Guelfes blessés, les Costumes de Nettuno, et surtout le Væu à la Madone, son meilleur tableau, celui qui résume toute sa force et sa verve puissante devant la nature. Le Vou à la Madone est de 1827. Entre 1820 et 1831, il faut citer encore le Grand Condé à Senef, la Mort de Mazarin, le saint Martin de Tours, Sainte Geneviève distribuant des vivres aux Parisiens, et la Scène d'inondation que nous avons longtemps admirée au Luxembourg.

La seconde période de la carrière de Schnetz se passe à Paris, de 1832 à 1841, époque à laquelle il fut nommé, pour la première fois, directeur de l'école de Rome. En 1837, il avait eu l'honneur d'être admis dans votre compagnie à la place du baron Gérard.

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