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primer la même pensée. C'est une floraison; une branche sort du tronc, et de celle-ci une autre; cette autre se multiplie par de nouveaux rameaux. Au lieu d'un chemin uni, tracé par une suite régulière de jalons secs et sagement plantés, vous entrez dans un bois touffu d'arbres entrelacés et de riches buissons, qui vous cachent et vous ferment la voie, qui ravissent et qui éblouissent vos yeux par la magnificence de leur verdure et par le luxe de leurs fleurs. Vous vous étonnez au premier instant, esprit moderne, affairé, habitué aux dissertations nettes de notre poésie classique; vous ressentez de la mauvaise humeur; vous pensez que l'auteur s'amuse, et que, par amour-propre et mauvais goût, il s'égare et vous égare dans les fourrés de son jardin. Point du tout; s'il parle ainsi, ce n'est point par choix, c'est par force; la métaphore n'est pas le caprice de sa volonté, mais la forme de sa pensée. Au plus fort de sa passion, il imagine encore. Quand Hamlet, désespéré, se rappelle la noble figure de son père, il aperçoit les tableaux mythologiques dont le goût du temps remplissait les rues. Il le compare au héraut Mercure,« nouvellement descendu sur une colline qui baise le ciel'. » Cette apparition charmante, au

1..

To whose huge spokes ten thousand lesser things
Are mortis'd and adjoin'd, which, when it falls,
Each small annexment, petty consequence,
Attends the boist'rous ruin. Never alone
Did the king sigh, but with a general groan.

A station like the herald Mercury

New lighted on a heaven-kissing hill.

milieu d'une sanglante invective, prouve que le peintre subsiste sous le poëte. Involontairement et hors de propos il vient d'écarter le masque tragique qui couvrait son visage, et le lecteur, derrière les traits contractés de ce masque terrible, découvre un sourire gracieux et inspiré qu'il n'attendait pas.

Il faut bien qu'une pareille imagination soit violente. Toute métaphore est une secousse. Quiconque involontairement et naturellement transforme une idée sèche en une image a le feu au cerveau; les vraies métaphores sont des apparitions enflammées qui rassemblent tout un tableau sous un éclair. Jamais, je crois, chez aucune nation d'Europe et en aucun siècle de l'histoire, on n'a vu de passion si grande. Le style de Shakspeare est un composé d'expressions forcenées. Nul homme n'a soumis les mots à une pareille torture. Contrastes heurtés, exagérations furieuses, apostrophes, exclamations, tout le délire de l'ode, renversement d'idées, accumulation d'images, l'horrible et le divin assemblés dans la même ligne, il semble qu'il n'écrive jamais une parole sans crier. - Qu'ai-je fait? dit la reine à son fils Hamlet....

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Une action qui flétrit la grâce et la rougeur de la modestie, appelle la vertu hypocrite, ôte la rose au beau front de l'innocent amour, et y met un ulcère, rend les vœux du mariage aussi faux que des serments de joueurs. Oh! une action pareille arrache l'âme du corps des contrats, et fait de la douce religion - une rapsodie de phrases. La face du ciel s'enflamme de honte,

oui, et

-

ce globe solide, cette masse compacte, le visage morne comme au jour du jugement, est malade d'y penser'!

C'est le style de la frénésie. Encore n'ai-je pas tout traduit. Toutes ces métaphores sont furieuses, toutes ces idées arrivent au bord de l'absurde. Tout s'est transformé et défiguré sous l'ouragan de la passion. La contagion du crime qu'il dénonce a souillé la nature entière. Il ne voit plus dans le monde que corruption et mensonge. C'est peu d'avilir les gens - vertueux, il avilit la vertu même. Les choses inanimées sont entraînées dans ce tourbillon de douleur. La teinte rouge du ciel au soleil couchant, la pâle obscurité que la nuit répand sur le paysage, se changent en rougeurs et en pâleurs de honte, et le misérable homme qui parle et qui pleure voit le monde entier chanceler avec lui dans l'éblouissement du désespoir.

Hamlet est à demi fou, dira-t-on; cela explique ces violences d'expression. La vérité est qu'Hamlet, c'est Shakspeare. Que la situation soit terrible ou paisible, qu'il s'agisse d'une invective ou d'une conversation, le style est partout excessif. Shakspeare

1.

Such an act, that blurs the grace and blush of modesty;
Calls virtue, hypocrite; takes off the rose

From the fair forehead of an innocent love,

And sets a blister there; makes marriage vows

As false as dicers' oaths: O such a deed

As from the body of contraction plucks
The very soul; and sweet religion makes

A rhapsody of words: Heaven's face doth glow;
Yea, this solidity and compound mass,

With tristful visage, as against the doom,
Is thought sick at the act.

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n'aperçoit jamais les objets tranquillement. Toutes les forces de son esprit se concentrent sur l'image ou sur l'idée présente. Il s'y enfonce et s'y absorbe. Auprès de ce génie, on est comme au bord d'un gouffre; l'eau tournoyante s'y précipite, engloutissant les objets qu'elle rencontre, et ne les rend à la lumière que transformés et tordus. On s'arrête avec stupeur devant ces métaphores convulsives, qui semblent écrites par une main fiévreuse dans une nuit de délire, qui ramassent en une demi-phrase une page d'idées et de peintures, qui brûlent les yeux qu'elles veulent éclairer. Les mots perdent leur sens; les constructions se brisent; les paradoxes de style, les apparentes faussetés que de loin en loin on hasarde en tremblant dans l'emportement de la verve, deviennent le langage ordinaire ; il éblouit, il révolte, il épouvante, il rebute, il accable; ses vers sont un chant perçant et sublime, noté à une clé trop haute, au-dessus de la portée de nos organes, qui blesse nos oreilles, et dont notre esprit seul devine la justesse et la beauté.

C'est peu cependant, car cette force de concentration singulière est encore doublée par la brusquerie de l'élan qui la déploie. Chez Shakspeare, nulle préparation, nul ménagement, nul développement, nul soin pour se faire comprendre. Comme un cheval trop ardent et trop fort, il bondit, il ne sait pas courir. Il franchit entre deux mots des distances énormes, et se trouve aux deux bouts du monde en un instant. Le lecteur cherche en vain des yeux la route

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intermédiaire, étourdi de ces sauts prodigieux, se demandant par quel miracle le poëte au sortir de cette idée est entré dans cette autre, entrevoyant parfois entre deux images une longue échelle de transitions que nous gravissons pied à pied avec peine, et qu'il a escaladée du premier coup. Shakspeare vole, et nous rampons. De là un style composé de bizarreries, des images téméraires rompues à l'instant par des images plus téméraires encore, des idées à peine indiquées achevées par d'autres qui en sont éloignées de cent lieues, nulle suite visible, un air d'incohérence; à chaque pas on s'arrête, le chemin manque; on aperçoit là-haut, bien loin de soi, le poëte, et l'on découvre qu'on s'est engagé sur ses traces dans une contrée escarpée, pleine de précipices, qu'il parcourt comme une promenade unie, et où nos plus grands efforts peuvent à peine nous traîner.

Que sera-ce donc si maintenant l'on remarque que ces expressions si violentes et si peu préparées, au lieu de se suivre une à une, lentement et avec effort, se précipitent par multitudes avec une facilité et une abondance entraînantes, comme des flots qui sortent en bouillonnant d'une source trop pleine, qui s'accumulent, qui montent les uns sur les autres, et ne trouvent nulle part assez de place pour s'étaler et s'épuiser? Voyez dans Roméo et Juliette vingt exemples de cette verve intarissable. Ce que les deux amants entassent de métaphores, d'exagérations passionnées, de pointes, de phrases tourmentées, d'ex

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