Page images
PDF
EPUB

IX. M. VERNEUIL Contusions multiples, délire violent, hémiplégie à droite, signes de compression cérébrale. Mort le cinquième jour. Rupture complète des tuniques profondes de la carotide interne gauche au cou. Oblitération des vaisseaux au point lésé par un caillot qui remonte jusqu'aux dernières branches de l'artère sylvienne : ramollissement cérébral étendu à la presque totalité du lobe moyen (1). — Il n'est pas dans l'habitude d'entretenir l'Académie d'observations isolées et d'user ainsi un temps qu'elle emploie fructueusement à élucider de larges problèmes de science générale et d'utilité publique.

Ainsi je crois devoir m'excuser de faire infraction à cette règle. Si je m'y décide, c'est que le fait que j'ai l'honneur de vous communiquer me paraît offrir un intérêt exceptionnel et de nature à soulever d'importantes questions de diagnostic et de symptomatologie.

Il s'agit en effet d'une lésion traumatique fort minime quant à l'étendue primitive des désordres, mais qui, par ses conséquences ultérieures, a provoqué une mort rapide avec tous les symptômes classiques d'une autre lésion qui n'existait pas. L'erreur de diagnostic a été complète et par malheur presque inévitable dans l'état actuel de nos connaissances et en raison de la rareté de la cause.

Ec..., quarante-six ans, homme d'équipe au chemin de fer du Nord, est apporté à l'hôpital Lariboisière le 14 décembre 1871 au moment où je faisais la visite. Il est aussitôt couché au no 19 de la salle Saint-Augustin.

Deux heures auparavant, vers huit heures du matin, il s'est trouvé pris sous un wagon renversé, et il y a séjourné pendant quelques instants. Bientôt cependant le wagon a été relevé, l'homme dégagé, placé sur un brancard et amené à l'hôpital ou je l'examine aussitôt.

Il est de haute taille et vigoureusement charpenté. Il s'agite

(1) Les détails de cette observation m'ont été fournis par M. Richetot fils, l'un de mes internes les plus distingués.

continuellement et pousse des cris incessants. Toutefois, je constate l'absence de toute fracture des membres et l'intégrité de la parole et de l'intelligence, car le blessé s'étant un peu calmé répond distinctement à mes questions. L'examen de la surface entière du corps ne me revèle que des lésions insignifiantes au vertex une petite contusion, à l'aine gauche une légère ecchymose, au bout de la verge une gouttelette de sang, enfin au périnée, sur la ligne médiane, une plaie d'un centimètre à peine de profondeur, longue de 5 à 6 centimètres, sans contusion des bords et qui semble résulter d'une déchirure comme la pourrait produire un écartement forcé des deux cuisses.

Rien de tout cela n'expliquait les mouvements désordonnés des membres, les manifestations bruyantes de la douleur, non plus que les saccades du pouls et de la respiration, et l'abaissement de la température axillaire descendue à 36°,5. Il n'y avait pas d'indice d'ivresse. Je crus donc pouvoir attribuer ces troubles à l'émotion de l'accident. Je remis à une époque ultérieure le complément du diagnostic; je portai même, quoique avec réserve, un pronostic favorable, espérant que le repos et quelques calmants apaiseraient tout ce tumulte fonctionnel.

Mes prévisions semblèrent d'abord se réaliser. Vers deux heures le blessé était paisible; mais à quatre heures, survint brusquement de l'agitation qui dégénéra bientôt en délire violent. La religieuse du service, malheureusement trop habituée à observer le delirium tremens chez nos blessés, administra en deux fois vingt gouttes de laudanum dans du vin, et fut obligée en outre de faire mettre les entraves aux mains et aux pieds pour contenir ce forcené. Le reste de la nuit se passa dans un calme relatif.

A la visite du lendemain, nous trouvons le blessé dans un coma profond que nous sommes d'abord disposé à rapporter à la narcose opiacée, mais qui, après plus ample informé, reconnaît certainement pour cause une lésion cérébrale.

Ec... ne paraît rien entendre et ne prononce plus une

seule parole, les paupières sont demi-closes, les pupilles égales, modérément dilatées, insensibles à l'action de la lumière. Aucun symptôme du côté des nerfs moteurs de l'œil. On constate une légère déviation des traits indiquant une paralysie du nerf facial droit. - Enfin, on reconnaît sans peine une hémiplégie complète du même côté. - Au cou la saillie du sterno-mastoïdien est effacée, le bras et la jambe sont en résolution complète. La sensibilité ne se manifeste plus que par quelques contractions réflexes, provoquées par le chatouillement de la plante du pied. A gauche, au contraire, le bras et la jambe sont manifestement contracturés: la sensibilité est obtuse, mais fort distincte. L'urine n'a pas été rendue pendant la nuit, la vessie est modérément distendue; je pratique cependant le cathétérisme, ne serait-ce que pour reconnaître l'état de l'urèthre et m'expliquer la présence de la goutte de sang que j'avais aperçue la veille au méat. La sonde de trousse pénètre avec la plus grande facilité sans rencontrer de résistance et sans provoquer la moindre sensation apparente. Elle donne issue à 3 ou 400 grammes d'urine colorée, mais limpide et sans le moindre mélange de sang. La vessie a perdu toute contractilité.

Le pouls est calme et régulier, la respiration tranquille, la température à 37°,4. La lésion encéphalique était indéniable, mais à quelle variété avions-nous affaire? I ne pouvait être question de la problématique commotion. La contusion cérébrale n'était pas plus acceptable. Sans la circonstance d'une violence antérieure on cût diagnostiqué une hémorrhagie à large foyer. Mais comme on ne pouvait guère méconnaître l'influence étiologique de l'accident de la veille, je m'arrêtai à l'idée d'une compression cérébrale occasionnée par un épanchement sanguin. Je me crus même eu droit de préciser le diagnostic et de localiser la lésion.

J'admis donc qu'un vaisseau de petit calibre avait été rompu du côté gauche, vers la base, aux environs du lobe frontal; que l'épanchement, s'étant effectué avec une certaine lenteur, avait d'abord irrité la substance grise de la surface

de l'hémisphère et avait comprimé plus tard cet hémisphère en prenant un plus grand volume. Ainsi s'expliquaient le délire de la veille et l'hémiplégie consécutive; la situation superficielle de l'épanchement rendait compte de la contracture; l'aphasie enfin semblait indiquer un retentissement du côté de la circonvolution de Broca. Le collègue, à qui j'eus l'occasion de parler le lendemain du fait en question, m'annonça que, selon toute vraisemblance, la lésion siégeait vers la scissure de Sylvius. Avec un tel diagnostic et l'apyrexie étant complète, je n'instituai pas de traitement bien actif. Je me contentai de prescrire un purgatif et l'application d'un vésicatoire sur la face antérieure de chaque cuisse. J'avais l'espoir de voir l'épanchement se résorber spontanément et les phénomènes se dissiper peu à peu. Les trois jours suivants l'état resta le même. La connaissance ne revint pas, l'hémiplégie persista au même degré à droite, la contracture diminua à gauche. On sondait le malade deux fois par jour et on lui faisait prendre sans difficulté du bouillon et un peu de vin. Le pouls restait à peu près normal, plutôt faible. La température oscillait entre 37°,3 et 38 degrés.

Le 19, l'état s'aggrava brusquement; les traits, jusqu'alors peu altérés, changèrent, la respiration devient stertoreuse; le pouls monta à 120 pulsations, la température à 40 degrés. J'annonçai le développement d'une encéphalite au voisinage de l'épanchement. La mort survint dans la journée, un peu plus de cinq jours après l'accident."

Autopsie. Trente-six heures après la mort, par un temps froid; rigidité cadavérique persistante, aucun indice de putréfaction. Le crâne est ouvert avec précaution à l'aide d'un trait de scie. La boîte crânienne est absolument intacte; nulle trace de fracture, aucun vestige d'épanchement sanguin, ecchymose sous-cutanée insignifiante au niveau de la contusion légère constatée sur le sommet de la voûte lors de l'entrée du malade.

Méninges à peine injectées, liquide céphalo-rachidien en

[ocr errors][merged small]

proportion normale. Le cerveau extrait du crâne paraît d'abord exempt de toute lésion.

Infiniment surpris de ce résultat négatif, je reportai les yeux sur la base du cràne, espérant y découvrir quelque lésion, et bien m'en prit. Je remarquai, en effet, que la carotide gauche, sur le côté de la selle turcique et au point où il avait fallu la couper en travers pour enlever le cerveau, était remplie par un caillot rougeâtre comme un vaisseau injecté au suif. Aussitôt j'examinai la cérébrale moyenne ou artère Sylvienne, et la trouvai de même remplie d'un coagulum qui se prolongeait dans tout le tronc et dans les branches principales. Le caillot prolongé obturait complétement la lumière du vaisseau, sans adhérer, toutefois, d'une manière intime à sa paroi. Le caillot, ferme au toucher, était rougeâtre, et remontait certainement à quelques jours. Toutes les autres artères du cerveau et toutes les branches de l'hexagone étaient perméables et renfermaient seulement un peu de sang noir.

On procéda à l'examen de la surface du cerveau, qui parut partout sain et de bonne consistance, sauf au niveau de la partie antérieure et externe du lobe moyen; en ce point, les circonvolutions semblent un peu affaissées et paraissent céder à la pression du doigt. En effet, après avoir enlevé les méninges, qui n'offrent pas à ce niveau d'altérations marquées, nous découvrons un ramollissement du lobe temporal, d'autant plus marqué qu'on pénètre dans la profondeur et qui envahit le corps strié, réduit presque totalement en une sorte de bouillie d'un gris rosé.

L'altération des circonvolutions ne dépasse pas, en avant, la scissure de Sylvius et respecte la circonvolution de Broca. En somme, nous avons sous les yeux un vaste ramollissement cérébral, dù à la thrombose de l'artère Sylvienne, faisant suite à une altération semblable de l'artère carotide.

Mais il importait de savoir où s'arrêtait inférieurement la coagulation du sang dans ce dernier vaisseau. On le suivit donc de haut en bas, d'abord dans le canal carotidien dont

« PreviousContinue »