l'Aloue, obscur paysan de Longueil, devint chef « des bonnes gens du pays » dont il dirigea la résistance contre les Anglais, puissamment secondé par son compagnon le Grand Ferré, dont Jean Fillion, de Venette, le dernier continuateur de Guillaume de Nangis, a célébré les exploits dans des pages inoubliables. M. Luce ne pouvait laisser de côté ici Bertrand du Guesclin et Tiphaine Raguenel, sa femme, qui engagent leurs joyaux pour payer les gens d'armes du roi de France; enfin Jeanne d'Arc, l'héroïque libératrice de la France, dont il a si bien raconté la jeunesse dans un volume récent. Signalons encore les curieux chapitres consacrés aux jeux populaires, aux Rouennais, trop souvent créanciers de Charles V, à Philippe le Cat, qui projeta de livrer Cherbourg aux Français et mourut victime de son dévouement patriotique, et en dernier lieu la curieuse note sur les chiens de guet du Mont-Saint-Michel. Le nouvel ouvrage de M. Luce ne saurait être mieux comparé qu'à un écrin, contenant quelques perles précieuses jetées un peu au hasard et auxquelles il ne manque qu'un assemblage habile pour devenir un joyau d'une plus grande valeur encore. L'éminent érudit ne nous donnera-t-il pas quelque jour un vaste tableau d'ensemble de la France pendant la guerre de Cent ans? Nous n'ignorons pas combien est lourde une pareille tâche. Mais qui serait mieux en mesure de l'entreprendre que l'éditeur des Chroniques de Froissart, que l'auteur de l'Histoire de Bertrand du Guesclin et de son époque et de Jeanne d'Arc à Domremy? A. V. Philippe V et la Cour de France, d'après des documents inédits tirés des archives espagnoles de Simancas et d'Alcala de Hénarès et des archives du ministère des affaires étrangères à Paris, par ALFRED BAUDRILLART, docteur ès lettres, professeur agrégé de l'Université. T. I, Philippe V et Louis XIV. Paris, Firmin-Didot, 1890, in-8 de 711 p. — Prix : 10 fr. Les historiens de la succession d'Espagne sont nombreux, et ce magnifique tableau a tenté bien des peintres; mais M. Baudrillart, qui, jeune encore, a conquis une belle place parmi les érudits, a rajeuni le sujet par des documents et un point de vue nouveaux. Il a fouillé les archives espagnoles de Simancas et surtout celles d'Alcala de Hénarès, dont la série commence en 1703 et se termine en 1712; aux archives du ministère des affaires étrangères à Paris, il a consulté deux cents volumes. De là, des lettres innombrables dont le courant à peu près continu donne au récit une singulière animation et un intérêt dramatique. Quoique la correspondance de Louis XIV avec le roi et la reine d'Espagne ne soit pas inconnue, la grande majorité des lettres ici publiées est inédite. Le total de ces lettres retrouvées par l'auteur s'élève à 538, dont 408 originales, 395 à Alcala, 13 chez M. le duc de la Tré moille. Les lettres du roi d'Espagne sont presque toutes inédites et il y en a plus de 600. Dans sa docte introduction, M. Baudrillart complète l'exposé de ses documents; il fait connaître et le nombre et la nature des lettres respectives des principaux personnages de France et d'Espagne qui figurent, comme acteurs, sur les divers théâtres des événements. Il ajoute à ces renseignements une indication des mémoires contemporains et des écrits modernes qu'il a utilisés. Vient ensuite la note des abréviations et des éditions citées. L'appendice qui termine le volume contient des pièces qu'on lira certainement avec plaisir et profit. L'auteur remercie gracieusement, sur un ton de modestie aujourd'hui trop rare, tous ceux dont l'obligeant concours l'a secondé dans ses recherches et lui a ouvert plus d'un trésor historique où il a puisé largement. Jetons maintenant un coup d'œil rapide sur l'ensemble de ce beau travail. Naturellement Louis XIV est au premier plan du tableau. C'est à lui qu'est due l'acceptation du testament de Charles II; il devra donc, pour affermir son œuvre, diriger à la fois vers le même but la France et l'Espagne, en même temps qu'il tiendra tête à l'Europe; immense labeur qu'il accomplit avec une sagesse, une intelligence et un courage admirables. Aussi M. Baudrillart le montre sans cesse en action, Il ne dissimule pas ses fautes; qui donc n'en eût pas commis dans cette tourmente de quinze années? Mais, grâce à ses lettres, les ombres se remarquent à peine dans l'éclat de sa grandeur. Quels étaient ses ressources et ses obstacles en France et au delà des Pyrénées? Il avait près de lui Mme de Maintenon qui fut toujours, dans la bonne fortune comme dans la mauvaise, l'interprète fidèle et zélée de ses vues et de ses sentiments. Il avait dans Torcy, son ministre des affaires étrangères, un homme d'État très habile et dévoué. Par contre, que de cabales, que de dissensions entravaient ses efforts! Dans ces périls, ni Chamillard ni Pontchartrain ne lui prêtaient un appui solide; il était mieux secondé par quelques grands capitaines, notamment Berwick, Vendôme et Villars, qui pouvaient continuer les gloires militaires de la France. En Espagne, les difficultés intérieures se mêlaient aux vicissitudes formidables de la guerre les seigneurs conspiraient, des provinces se soulevaient; la haine de la France, d'abord tant aimée, donnait aux alliés beaucoup d'adhérents; Philippe V était faible et timide; il se laissait gouverner par sa femme, Marie-Louise de Savoie, grande reine sans doute, mais dominée par la princesse des Ursins, ambitieuse, intrigante et hautaine, dont cependant la haute intelligence et le patriotisme rendirent d'éminents services. Louis XIV la jugeait indispensable, ce qui ne l'empêchait pas de diriger son cher petit-fils par sa correspondance incessante, par ses ambassadeurs et ses diplomates en mission. Philippe V était très Espagnol, très brave et plein d'énergie quand il devait disputer son trône à ses ennemis; en revanche, il était incapable d'imaginer et de suivre une politique nette et ferme. Il fallait donc que le roi de France régnât lui-même à sa place. Sans cesse il conseillait, il ordonnait, il adressait des remontrances ou des menaces. C'est qu'il y avait à faire de graves réformes : les abus foisonnaient; les armées et les finances étaient en désarroi, et, par malheur, les dissentiments d'idées, les jalousies, les rivalités éclataient parmi les représentants de Louis XIV. Toutefois, Orry pour les finances, Amelot pour les réorganisations politiques, civiles et religieuses, parurent d'abord comprendre leur mandat. L'auteur est favorable à tous deux. Néanmoins, d'après ses aveux, Orry, dur et cassant, « touchait à tout et ne faisait rien. » Amelot, comme lui centralisateur et hostile aux franchises des provinces, comme lui encore très attaché aux maximes gallicanes que la prudence de Louis XIV refusait d'importer en Espagne, avait en 1705, au milieu des calamités du moment, peu de chances de succès. Est-il donc admissible qu'Amelot « sans les désastres de la plus terrible des guerres, eût été le Colbert de l'Espagne?» (p. 229.) Son gallicanisme régalien avait contre lui Clément XI, et M. Baudrillart n'hésite pas à donner raison au pontife; en outre, il confesse, malgré ses sympathies pour l'Espagne « modernisée » à l'instar de la France unitaire et concentrée, que la destruction des Fueros amena la révolte de l'Aragon et de la Catalogne, que le sérieux danger de l'œuvre tentée par Amelot, c'était de transformer en pleine guerre le régime de l'Église et celui de l'État. On rejetait ainsi a parmi les partisans de l'Archiduc tous ceux que le changement atteignait dans leurs principes ou dans leurs intérêts » (p. 302). Ce fut en 1715 que s'achevèrent les réformes sous l'influence de la princesse des Ursins. Alors « les derniers obstacles qui barraient le chemin au despotisme royal furent brisés, dans ces mois de crise qui suivirent la mort d'une reine populaire, par la dictature occulte d'une femme (Mme des Ursins) et d'un ministre (Orry) étrangers et généralement détestés. » (p. 575, 576.) Ce n'était certes pas ce qu'avait voulu Louis XIV. Au reste, la lutte effroyable qu'il soutenait contre l'Europe ne lui permit plus, à la fin de 1709, de gouverner l'Espagne : il voulut seulement continuer à Philippe V, dont les succès des alliés ébranlaient le trône, les conseils de sa vieille expérience. Cependant les épreuves militaires et domestiques frappaient coup sur coup le grand roi accablé par les revers il refusa de détrôner par les armes son petit-fils, mais il dut aller jusqu'à promettre à ses ennemis des secours d'argent pour le combattre. On connaît les victoires qui relevèrent enfin les espérances de la France et de l'Espagne. Toutefois, au double point de vue des intérêts ΜΑΙ 1890. T. LVIII. 29. de ces pays et de l'Europe, la séparation des deux monarchies devenait le but de leur droit public. M. Baudrillart expose, pièces en main, d'une part, les injonctions impérieuses de Louis XIV, d'autre part, les résistances acharnées de Philippe V, ses renonciations peu sincères à la couronne de France pour lui et ses descendants, son mariage avec la fière et indomptable princesse de Parme, Élisabeth de Farnèse, ses menées occultes pour obtenir après la mort de Louis XIV la régence qui eût été le vestibule de sa royauté, enfin, ses espérances trompées par le testament de son grand-père. Celui-ci meurt en 1715. Voici donc, en présence du duc d'Orléans, régent du jeune roi, une autre scène et d'autres événements en perspective. Avant de finir, M. Baudrillart fait apparaître simultanément les anciens personnages et les nouveaux, futurs acteurs dans le second drame où l'intrigue, mise au service d'ambitions désordonnées, tentera de bouleverser encore la France et l'Europe. GEORGES GANDY. Les Préliminaires de la Révolution, par MARIUS SEPET. Paris, Retaux-Bray, 1890, gr. in-18 de x-358 p. - Prix: 3 fr. 50. M. Taine, dans le livre sur l'ancien régime qui ouvre la série de ses célèbres études, a tracé le tableau de la société et des mœurs : il a laissé de côté les événements réels qui, dans les quelques années qui ont précédé 89, annonçaient, préparaient et accomplissaient presque la Révolution. C'est spécialement à cette recherche que s'est attaché M. Marius Sepet. Son livre se divise en deux parties: dans la première, en une série de quatorze chapitres (1-145), il expose le mécanisme de l'ancienne société mœurs et doctrines; institutions, gouvernement, administration; rôle des parlements et de la noblesse; situation de la bourgeoisie, des ouvriers, des paysans, et il conclut en reconnaissant que, si des réformes dont Louis XVI eût pris l'initiative nous auraient épargné une révolution, il était difficile d'attendre du Roi, quelques mérites qu'il eût d'ailleurs, l'esprit de fermeté et de suite qui les eût fait réussir. Cette première partie, toute rapide qu'elle est, a la précision qu'on peut attendre d'un écrivain qui n'est pas moins familier avec nos vieilles institutions du moyen âge qu'avec celles des temps modernes. La seconde partie est la plus originale. C'est là, en effet, que M. Marius Sepet a passé en revue, soit à Paris, soit dans certaines provinces, les graves symptômes d'agitation dont le pays était travaillé. Assemblée des notables, sous le ministère Calonne; lutte avec le parlement et coup d'État du 8 mai 1788 sous le ministère Brienne; révolte du parlement de Paris, à la nouvelle des édits de réforme que promulgua le Roi, mais dont il ne suivit pas l'exécution; troubles en pro vince, spécialement dans la Bretagne et dans le Dauphiné, où la faiblesse des représentants du Roi sembla faire écho à celle du Roi lui-même; avec le ministère de Necker, cet homme sot et présomptueux qui prétendait absorber la popularité, la Franche-Comté, le Languedoc, la Provence, puis encore la Bretagne et le Dauphiné, donnant l'exemple de troubles qu'allait généraliser le mouvement de 1789: tel est, avant les élections aux États généraux, l'état de la France. Tout se remue, s'agite, craque, comme une surface glacée quelques instants avant la débâcle. Viennent les élections. Elles durent quatre mois (janvier-avril). Pour la rédaction des cahiers, liberté complète, et même si grande que, suivant Malouet, c'était « une épouvantable imprudence que d'avoir laissé aux assemblées primaires une latitude telle qu'elles pouvaient mettre en question le gouvernement monarchique. » Pour les élections, la liberté ne fut pas moindre. Le Roi laissait faire, les autres agissaient. « Qu'aurait dit la France, s'écria le roi en voyant la liste des élus, si j'avais composé ainsi mon conseil? » L'auteur met ici en relief les principaux vœux des cahiers: nous ne pouvons entrer dans le détail. Revenant à l'idée-maîtresse qui guide ses appréciations, il rappelle en terminant le mot d'Henri IV disant aux notables assemblés à Rouen en 1596, qu'il venait se mettre en tutelle entre leurs mains; comme quelqu'un s'étonnait de cette expression : « Ventre saint gris, avait répliqué le Béarnais, je l'entends, avec mon épée au côté. » Malheureusement, conclut M. Sepet, Louis XVI n'avait point d'épée. Cet intéressant travail a, comme on le voit, le singulier avantage de relier les actes de la Révolution aux événements immédiats qui les ont précédés et de ne pas laisser entre l'ancien régime et la Révolution cet abîme qu'a creusé l'esprit de parti et que, pour tant de personnes, leur ignorance a laissé subsister. M. Marius Sepet nous déroule la série des faits, nous montre les transitions des uns aux autres, les explique non par des théories, mais par des exposés lumineux. C'est le véritable procédé historique, et nous le préférons à ce système des tableaux brillants qui flattent l'imagination, qui fournissent de faciles formules, mais qui ne peuvent avoir l'autorité d'une étude faite avec la loyauté, la compétence et la simplicité qui ont présidé à l'œuvre de M. Marius. Sepet. VICTOR PIErre. Récits et souvenirs de 1870-71. Les Soldats français dans les prisons d'Allemagne, par le chanoine GUERS. Paris, Bloud et Barral, s. d., in-8 de 378 p., orné de portraits. - Prix: 4 fr. 50. M. le chanoine Guers était attaché à l'église Saint-Louis des Français à Rome, lorsque vint à éclater la terrible guerre de 1870-71. Son ardent patriotisme lui inspira, dès nos premiers désastres, le désir |