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elle est diffuse et malsaine.

Diffus, confus, touffu et passablement immoral est aussi le dernier roman de M. Alexis Bouvier : Chochotte. Toute l'intrigue repose sur un quiproquo permanent. Le jeune substitut parisien Cramassac invite à ses noces, dans l'Yonne, le président Beaumet de l'Estocq. Celui-ci trouve son subordonné en conversation animée avec une brune extravagante. C'est Chochotte, une hétaïre du Quartier latin qui est venu faire à Cramassac la scène obligée de l'abandon. Ne sachant à quel saint se vouer, le substitut présente l'hétaïre comme sa femme légitime au président. Ce président, sous des dehors austères, a des mœurs dissolues. Rappelé à Paris par dépêche, il n'a pu connaître la nouvelle mariée, Geneviève Corsin, et tient Chochotte pour Madame Cramassac. Il revoit l'hétaïre, lui meuble un appartement et l'entretient sur un grand pied. Chochotte se prète à ce jeu elle se donne du Madame Cramassac gros comme le bras et obtient, sans qu'il ait rien demandé, de l'avancement pour le jeune substitut qui passe procureur de la République et avocat général. Deux volumes sont consacrés à nous raconter les ahurissements de Cramassac, les mensonges de Chochotte et les débordements de M. Beaumet de l'Estocq. A la fin, tout se découvre, et la femme légitime, calomniée, méconnue, méprisée, est réhabilitée comme il se doit. Mais cette réhabilitation n'atténue en rien ni les vices de la prostituée, ni le libertinage du magistrat, raconté en un style complaisant et vulgaire, imité de Paul de Kock.

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12, 13 et 14. Voici trois romans d'aventures qui ne manquent pas d'attrait: La Vénus cuivrée, par M. Louis Noir; Les Ruines de Paris, par Charles Monselet; Marie Bas-de-Laine, par M. Fortuné du Boisgobey. La Vénus cuivrée, qui, malgré son titre, n'a rien qui rappelle le culte de la déesse adorée à Paphos, nous transporte en Amérique, chez les Apaches, et nous fait assister aux exploits surhumains d'une dizaine de Français, commandés par le comte de Lincourt, nouveau Jason, à la recherche du fabuleux trésor d'Yzyciuta. M. Louis Noir a beaucoup lu Fenimore Cooper et surtout Gustave Aymard. Avec Charles Monselet et M. F. du Boisgobey, nous ne sortons pas de Paris. Le premier nous dit les remords d'un gentilhomme pauvre, René de Verdière, qui a trouvé dans les murs d'une maison en démolition la fortune d'un vieil émigré, se l'est appropriée sans scrupule et en est cruellement puni, par sa conscience d'abord, par sa femme ensuite, enfin par un oncle besoigneux, arrivé tout exprès de Russie pour le faire chanter. Le second met en scène une bande de rastaquouères et d'espions (le prince Cavalcano, le baron Boboli, cet excellent Kunesdorff), associés à une femme de mauvaise vie, Charlotte Cassan, titrée comtesse de Vercin, pour ruiner des jeunes gens de famille. Au milieu de cette pourriture, vit comme une belle fleur sur du fumier une jeune fille chaste

et pure, qui a été volée à son père, que la Vercin veut rarier avec un de ses complices et qui finit par sortir du guêpier, grâce au dévouement d'un brave garçon, d'un vieux peintre et de Marie Bas-de-Laine : mystérieux personnage, dont le rôle rappelle de loin celui du prince Rodolphe, dans les Mystères de Paris. De ces trois romans, celui de Charles Monselet est, sous tous les rapports, bien supérieur aux deux autres. C'est à la fois dramatique et gai, finement écrit, bien observé, sans rien de choquant. Il y pose en pied deux particuliers dont l'auteur de la Lorgnette littéraire a certainement connu les originaux : le bouquiniste Jarry, grincheux, tatillon et avare; le comte Magloire de Plougastel, inventeur du Parfum des Almées, tirant le diable par la queue, plein de ressources, aujourd'hui Mangin ridicule, demain gentilhomme jusqu'au bout des ongles, mélange inánarrable de Barnum, de Tartarin et de d'Artagnan.

15 et 16. M. Jules Verne cultive avec un égal succès le roman scientifique et le roman historique. Dans Sans dessus dessous, il nous apprend la géographie de toutes les terres arctiques et nous raconte qu'il s'était dernièrement formé à New-York une société au capital de plusieurs millions, laquelle avait acheté toutes les terres situées sous le pôle nord pour en exploiter les mines de charbon. Mais comment tourner ce pôle? Comment aborder sur ces terres inconnues. Jusqu'ici tous ceux qui avaient tenté l'entreprise étaient morts perdus dans les glaces. Que les actionnaires de la North polar Practical Association se rassurent le grand mathématicien Maxton, encouragé par miss Evangelina Scorbitt, est là. Personne n'ira à la découverte des terres polaires. Maxton a trouvé le moyen de mettre ces terres à la portée de tous. Il s'agit simplement de déplacer l'axe du monde rien que cela. Une perturbation européenne se produira, qui fera que les mers deviendront continents, les continents mers, les plaines montagnes et les montagnes plaines. Un canon monstre bourré jusqu'à la gueule et placé dans une caverne très profonde, creusée au pied d'une colline qui domine le cap de Bonne-Espérance, suffira pour opérer le déplacement désiré. Le président du Gun-Club, Barbicane, et le capitaine Nichol, partent pour le Cap, creusent, bourrent le canon, y mettent le feu, mais ne déplacent que des pierres. L'infaillible Maxton s'était trompé dans ses calculs, et c'est un ingénieur français, Alcide Pierdeux, latiniste et mathématicien, bohême et mystificateur, qui découvre son erreur, en se moquant de lui. C'est bourré de science ce roman-là, bourré au point que je lui préfère et de beaucoup la deuxième série de Famille-Sans-Nom. On sait que cette famille est celle d'un Canadien, Simon Morgaz, traître à sa patrie. Elle se compose de la mère, Bridget, et de ses deux fils: Jean et Johan. Ils ont fui Québec et vécu dans l'isolement. Mais les deux fils ont juré d'expier le crime

de leur père, en mourant pour le Canada. Johan s'est fait prêtre : il prêche la guerre sainte contre les Anglais. Jean lève l'étendard de l'indépendance: il est le chef de tous ceux qui veulent secouer le joug. Sa noble tentative échoue Jean et Johan trouvent la mort qu'ils ont désirée. Famille-Sans-Nom est un roman historique.

17 et 18. On peut rattacher au même genre Crête-Rouge, par M. Léon Cladel, et le Feu à Formose, par M. Jean Dargène. La fable de M. Cladel est originale. Elle a trait à une forte fille du Quercy, qui a pris sous sa protection un pauvre enfant trouvé. Lui s'appelle Marie : elle se nomme Geneviève. Lui est blond, maigriot et pâle : elle est brune, vigoureuse et débordante de santé. C'est lui qui mène paître le troupeau : c'est elle qui fait les gros ouvrages de la ferme. Elle est l'homme, il est la femme. La guerre de 1870 éclate. Marie est requis par la conscription. Geneviève ne veut pas le laisser partir seul. Elle prend les habits et la feuille de route de son frère et se rend au régiment avec le Champi. Dès lors, Crête-Rouge (c'est le surnom dont les soldats gratifient la Quercynoise) se distingue par sa bravoure et sa vaillance. Elle accomplit, toujours accompagnée du maigriot, des prodiges d'héroïsme. Elle est mise à l'ordre du jour de l'armée. Les chefs proposent cette femme que tous croient un homme comme un modèle aux conscrits. Blessés, Marie et Geneviève sont emmenés prisonniers en Allemagne. Ils en reviennent, et c'est pour se marier devant le maire et le curé de Saint-Carnus de l'Ursinade. Malheureusement, l'attrait que l'on peut goûter à la lecture de Crête-Rouge est gâté, à chaque instant, par des diatribes politiques du goût de celles-ci: Napoléon III, « cruel, corrompu, que, dans une heure de délire fou, la France couronna et viola. >> L'Impératrice Eugénie, « impérieuse, dévote, instrument trop docile des jésuites, à qui l'anéantissement de la schismatique Allemagne paraissait indispensable afin de ramener l'Europe entière sous le joug de la France vaticane. » M. Thiers, « caillette pleurarde et sanguinaire avorton, hydre en qui se résolvent et M. Prudhomme et Néron ! »>

Ah! qu'en termes galants ces choses-là sont dites!

Il n'y a rien de semblable dans le Feu à Formose. Mais le roman n'est pas pour cela irréprochable. M. Jean Dargène y développe trop complaisamment deux ou trois scènes d'alcôve sur lesquelles il eût mieux fait de tirer les rideaux. Cette réserve bien établie, il y aurait injustice à ne pas reconnaître que l'auteur a peint avec beaucoup de vérité les mœurs chinoises, les intrigues de l'Angleterre et les exploits de nos braves soldats au Tonkin. Un épisode surtout est de toute beauté. Il faut enlever un fort chinois appelé le Nid-d'Aigle. L'amiral Courbet a trop peu de bonnes troupes pour les lancer à un assaut où, victorieuses, elles seraient quand même anéanties. Sur ces entrefaites,

il reçoit deux cents zéphirs, deux cents gredins qu'on vient de lui envoyer d'Algérie. « Mes enfants, leur dit-il en leur montrant le fort, je vais vous confier le drapeau de la France, et je compte sur vous pour le planter là-haut. » Et il remet le drapeau au plus ancien de ces hommes de sac et de corde. Et les voilà transfigurés! Ils partent et montent dans la fumée, sous les obus. Au bout de quatre heures, le drapeau français flottait sur le Nid-d'Aigle; mais il ne restait que vingtsept zéphirs, vingt-sept sur deux cents. Ceux qui avaient succombé trouvèrent dans cette mort glorieuse leur réhabilitation.

19. On vient de rééditer le Dernier Jour d'un condamné, de Victor Hugo. Cela fait partie des œuvres complètes. Celle-ci, un monologue raisonneur, plaide en faveur de l'abolition de la peine de mort. Le sophisme y coudoie la vérité. Les anathèmes contre le bourreau seraient fort éloquents, si, très habilement, l'imprécateur n'escamotait le cadavre. Il y est bien question d'un vieillard assassiné. Mais c'est tout. Victor Hugo se garde bien de montrer les blessures de la victime, ses cheveux blancs ensanglantės, ses mains débiles tailladées de coups de couteau, son pauvre corps meurtri, saignant et pantelant. Ce spectacle eût refroidi les âmes sensibles, qui se seraient moins apitoyées à l'élégie du condamné regrettant la vie et qui auraient fini par dire avec Alphonse Karr: «Abolissons la peine de mort, soit! mais que messieurs les assassins commencent. » Vers la fin du Dernier Jour, Victor Hugo donne aux gouvernants cet excellent conseil : « Ensemencez les villages d'Évangiles. N'enlevez pas au peuple, pour qui ce monde est mauvais, la croyance à un monde meilleur. » Très bien !... Il faudrait seulement commencer par être conséquent avec soi-même et ne pas inspirer à ce même peuple le mépris du prêtre, le mépris de l'aumônier, en les représentant comme des hommes de routine, sans conviction et sans cœur. Victor Hugo n'a donc jamais entendu parler de l'abbé Croze et de l'abbé Hugon dont la parole attendrie consola tant de suppliciés? Le Dernier Jour d'un condamné est suivi de Claude Gueux. Ici pas de raisonnements: le fait, et le fait aboutissant à la même thèse, à la même conclusion. Claude Cueux tue le directeur de la prison centrale de Clairvaux, parce que celui-ci l'a brutalement séparé d'un compagnon de chaîne qui partageait avec lui son pain. Si le directeur s'était montré plus humain, Claude Gueux n'aurait pas tué. Il était en quelque sorte en état de légitime défense. Pour faire admettre sa théorie, Victor Hugo suppose que l'assassin de Clairvaux était atteint de boulimie. L'ordinaire de la prison ne lui suffisant pas, Albin son camarade ne lui donnant plus sa ration, il mourait de faim, et c'est la faim qui arma son bras. Victor Hugo nous paraît ici abuser un peu de la candeur du lecteur. Je ne pense pas que la réédition du Dernier Jour d'un condamné et de Claude Gueux fasse encore entrer

dans nos lois la réalisation de l'idée chère au poète des Contemplations et à l'économiste Beccaria.

20 et 21. M. Max Nordau est un écrivain allemand qui se pique d'athéisme. Il a publié une sorte de pamphlet, intitulée : Les Mensonges de la civilisation, dans lequel il se montre encore plus radical que notre Proudhon, tout en laissant deviner ses sympathies pour le césarisme germanique. Aujourd'hui, M. Max Nordau nous donne un roman philosophique: Le Mal du siècle, bourré de dissertations et de digressions. Le canevas en est des plus légers. Un étudiant berlinois, William Eynhardt, aime Mlle Elrich, qui lui préfère un mari plus positif et moins rêveur. William fait, en qualité d'officier, la guerre de 1870. On le décore il renvoie la décoration. Il est attaqué en duel il refuse de se battre, considérant le duel comme un préjugé aristocratique. On le raye des cadres de l'armée. Sans être socialiste, il favorise de son argent les disciples de Lasalle et de Karl Marx. On l'exile. Il part pour la France et s'y amourache d'une Espagnole d'âge mûr dont il a plus tard toutes les peines du monde à se débarrasser. C'est une vie manquée. A côté d'Eynhardt évoluent quelques types assez curieux. Je n'en citerai que deux: le docteur Schretter et un certain Dorfling, qui invite des amis à souper, leur lit un ouvrage manuscrit : La Philosophie de la délivrance, et se tue ensuite le plus tranquillement du monde. Le docteur Schretter, lui, ne croyant pas à une autre vie, tient essentiellement à rester dans celle-ci le plus longtemps possible. Bien vêtu, bien nourri, bien chauffé, il nie le péché originel, considère la théologie comme absurde, tient la philosophie pour hypothétique, démontre que le nirwana indien n'est pas ce qu'un vain peuple pense, et finit par traiter Schopenhauer de farceur. Je n'y contredis point, et je passe à un autre roman qui nous vient aussi de l'Allemagne : La Maison des hiboux. Mais celui-ci ne se développe pas dans le nihilisme et dans les brouillards. C'est un récit très honnête, très simple, qui serait parfait s'il n'était pas si long. Il eût gagné beaucoup à être réduit de moitié, surtout dans la partie consacrée aux petites intrigues qui se nouent dans la cour de je ne sais quel principule saxon. L'intérêt de l'histoire repose, à mon sens, sur la haine des Gérold d'Altenstein et des Gérold-Maisonneuve, et qui fait songer à celle des Capulets et des Montaiguts. L'amour, au dénouement, réunit les deux maisons en la personne de Lothaire et de Claudine. Une vraie création, cette Claudine, qui, sans s'y brûler les ailes, traverse la cour corrompue de l'Altesse saxonne et bravement écrase la tête des calomniateurs acharnés à la perdre !... Un type aussi, cette Béate de Gérold-Maisonneuve, vieille fille de race, aux allures de gendarme, et qui fait marcher tout le personnel de sa domesticité comme un régiment! La Maison des hiboux est une œuvre posthume d'Eugénie John, connue dans le monde littéraire sous le pseudonyme de E. Marlitt.

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