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de son temps et le crédit sans égal dont il jouit. Son approbation faisait loi, et suffisait pour faire accepter un livre dans les Eglises1. Tous les partis se l'attribuèrent et voulurent se couvrir de son autorité. Un voile épais nous dérobe ses opinions particulières; son épître est un beau morceau neutre, dont les disciples de Pierre et ceux de Paul durent se contenter également. Il est probable qu'il fut un des agents les plus énergiques de la grande opération qui était alors en train de s'accomplir, je veux dire de la réconciliation posthume de Pierre et de Paul, et de la fusion des deux partis sans l'union desquels l'œuvre du Christ ne pouvait que périr.

L'épître dite première de Clément Romain est en tout cas, et quelque opinion critique qu'on adopte, un monument insigne de la sagesse pratique de l'Eglise de Rome, de sa politique profonde, de son esprit de gouvernement. Pierre et Paul y sont de plus en plus réconciliés 2; tous deux ont eu raison; le débat de la foi et des œuvres est pacifié ; l'expression vague «nos apôtres,» «nos colonnes,» masque le souvenir des luttes passées. Quoique hautement admirateur de Paul 5, l'auteur est profondément juif. Loin de rompre avec le judaïsme, il conserve dans son intégrité le privilége d'Israël; seulement un nouveau peuple choisi parmi les gentils est adjoint à Israël. Toutes les prescriptions antiques gardent leur force, bien que détournées de leur sens primitif. Tandis que Paul abroge, Clément conserve et transforme. Ce qu'il veut avant tout, c'est la concorde, l'uniformité, la règle, l'ordre dans l'Église comme dans la nature et dans l'empire romains. L'armée lui paraît le modèle de l'Église. Obéir, chacun dans son rang, voilà la loi du monde. Les petits ne peuvent exister sans les grands ni les grands sans les petits; la vie du corps est la résultante de l'action commune de tous les membres. L'obéissance est donc le résumé du devoir. L'inégalité des hommes, la subordination des uns aux autres est une loi de Dieu.

Quant à la seconde épître, que le métropolite Philothée a le mérite de nous avoir fait connaître dans son intégrité, le savant éditeur se montre trop facile en la maintenant à Clément Romain. Irénée, Clément d'Alexandrie, Origène, ne parlent que d'une seule lettre de Clément

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aux Corinthiens. Eusèbe, saint Jérôme, Photius, repoussent expressément la seconde lettre. M. Hilgenfeld avait supposé ingénieusement que ce morceau est l'épître qui fut adressée par l'Église de Rome à l'Église de Corinthe sous le pape Soter (vers 170)1. Les parties nouvelles que vient de nous faire connaître le métropolite Philothée ne confirment pas cette hypothèse. Le morceau, dans son ensemble, est plutôt un sermon qu'une épître. Il ne renferme pas un seul trait circonstanciel; l'auteur s'adresse à ses auditeurs, les appelant άdeλoì xai adeλçaí (ch. xix); beaucoup d'endroits sentent tout à fait la prédication, et même une prédication plutôt lue que récitée de mémoire 2. Loin de diminuer l'intérêt du morceau, cette nouvelle manière de voir est plutôt de nature à en relever le prix, puisque, si elle est vraie, la prétendue seconde épître de Clément serait le plus ancien monument de l'éloquence chrétienne, ou plutôt de ce qu'on appelait la vov@eoría3. Il est un point, en effet, qui, pour tous les critiques, est maintenant hors de doute, c'est que ce petit ouvrage, de quelque manière qu'on l'apprécie, est du n° siècle.

ERNEST RENAN.

1

Eusèbe, H. E., IV, 23.

'Ch. xv, XVII, XIX. Voir le bon travail de M. Harnack, dans le Zeitschrift

für Kirchengeschichte, I, 2° fascicule, p. 264 et suiv.; 3° fascic., p. 329 et suiv. Justin, Apol. I, 67.

3

MARIE STUART.

Son procès et son exécution d'après le journal inédit de Bourgoing, son médecin, la correspondance d'Amyas Paulet, son geolier, et autres documents nouveaux, par M. R. Chantelauze.

PREMIER ARTICLE.

La vie de Marie Stuart est de celles qui ne seront jamais traitées sans passion dans l'histoire, car elle se rattache aux querelles religieuses qui diviseront bien longtemps le monde en deux camps. Elle a de plus pour nous un intérêt national : car elle tient par un autre côté aux luttes séculaires de l'Angleterre et de la France. Reine d'Écosse, rivale et incontestablement héritière d'Élisabeth, reine d'Angleterre, elle a un instant associé au trône de France, par un mariage, ses prétentions et ses droits sur ce royaume ennemi. Mais elle exerce un autre empire encore sur l'esprit des Français. Élevée à la cour de Henri II, la jeune compagne de François II, sitôt veuve, sitôt reléguée dans son premier royaume, a laissé en France par sa grâce, son innocence et sa chaste beauté, une impression que nos poëtes ont rendue avec ravissement et qui demeure toujours vive dans les traditions populaires. Les péripéties de son règne en Écosse, les drames sanglants auxquels elle fut mêlée n'ont pas en effet altéré cette image. On s'est obstiné à la croire en tout victime. Est-ce à tort ou à raison? La question est débattue entre les historiens. Quant au reste de sa vie en Angleterre, la captivité qu'elle y subit lorsqu'elle venait y demander un asile, captivité prolongée contre tout droit pendant dix-neuf ans, et le procès qui la termina la mort par sont marqués de tant d'énormités, que ses fautes, quelles qu'elles puissent être, s'effacent derrière l'iniquité des représailles.

Si, en France, on est naturellement porté à défendre Marie Stuart, en Angleterre on éprouve un sentiment contraire; car sa cause ne pouvait pas triompher sans péril pour la religion nationale, et son innocence ne peut pas être établie sans rendre plus odieuse encore la conduite, dans tous les cas injustifiable, d'Élisabeth à son égard : c'est le déshonneur d'un règne dont l'Angleterre se glorifie. Aussi certains historiens anglais ont-ils montré contre Marie Stuart plus de passion, disons le mot, plus de haine, qu'elle n'a trouvé de faveur auprès des his

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toriens français. En Angleterre pourtant, et non pas seulement en Écosse, Marie Stuart a rencontré des apologistes; et d'autre part, en France, des historiens éminents, voulant être impartiaux et craignant d'aller trop loin dans la défense, ont peut-être trop concédé à l'accusation. Le public a donc le procès tout instruit sous les yeux il a non pas seulement des plaidoyers mais des jugements motivés dans l'un et dans l'autre sens, jugements dont il lui reste à peser lui-même les motifs. Dans cet état de choses, le dernier mot n'est jamais dit, et il y a toujours appel de la sentence, surtout si l'on trouve à produire quelques pièces nouvelles or c'est ce que viennent de faire le R. P. John Morris par la publication de la Correspondance d'Amyas Paulet, le gardien de Marie Stuart dans les derniers temps de sa vie, et M. Chantelauze par celle du Journal de Bourgoing, son médecin. M. Chantelauze, qui a découvert ce dernier manuscrit, ne s'est pas borné à le publier. Il a repris, à l'aide des lumières qu'il y a trouvées et des renseignements fournis par d'autres documents nouveaux, l'histoire du procès et de l'exécution de Marie Stuart, et il en a fait le sujet du livre que je me propose d'examiner.

L'auteur consacre un premier chapitre aux antécédents du procès. Les vraies causes du procès dataient de loin; on les pourrait faire remonter au delà même de la captivité de Marie Stuart, aux origines de sa rivalité avec Élisabeth. La jalousie et l'aversion de la reine d'Angleterre pour la reine d'Écosse avaient des raisons de plus d'un genre. Elisabeth était fille d'Anne de Boleyn; et, quand Henri VIII, qui avait rompu avec l'Église pour rompre son mariage et épouser Anne de Boleyn, s'en dégoûta et l'envoya, par manière de répudiation, à la mort, la fille née de ce mariage avait été déclarée illégitime, tache originelle de laquelle le saint-siége ne l'avait jamais lavée. Marie Stuart était petitefille de Henri VII. Si Élisabeth était illégitime, c'est à elle, depuis la mort de Marie Tudor, que la succession devait revenir; et Henri II en effet, quand elle n'était encore que dauphine, lui avait fait prendre le titre et les armes de reine d'Angleterre. Mais Marie Stuart, revenue en Écosse après la mort de François II, avait renoncé à cette chimère, se tenant pour satisfaite des droits éventuels qu'elle avait à cette couronne comme plus proche héritière d'Élisabeth. Ce titre n'était pas de nature à lui gagner ses affections. La reine d'Angleterre ne voyait pas volontiers dans sa rivale celle qui un jour devait occuper sa place car Marie

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On peut citer notamment James-Anthony Froude, dans son Histoire d'Angleterre, t. XII.

Stuart était plus jeune; elle s'était remariée en Écosse et avait un fils, tandis qu'Elisabeth dédaignait de prendre un époux. A ces raisons toutes personnelles s'en joignaient d'autres d'un caractère plus général. Marie Stuart était catholique. Sa présence sur le trône d'Écosse, son avénement possible au trône d'Angleterre menaçaient d'être le triomphe du catholicisme sur la Réforme. La ruiner en Écosse, l'attirer en Angleterre, et, dès qu'elle y fut, l'y retenir à jamais captive, telle fut la politique d'Élisabeth. En cela sa jalousie trouvait un appui dans sa religion, et sa haine avait pour complice ses conseillers mêmes et le plus grand nombre des lords et des représentants du pays. Marie Stuart, qui était venue réclamer l'hospitalité de l'Angleterre, n'y avait donc trouvé qu'une prison, et, pendant dix-neuf ans, transférée de château en château, elle réclama en vain contre une captivité qui ne dissimulait plus son caractère. Plus le temps s'écoulait, moins elle avait de chances pour recouvrer sa liberté, car la situation se tendait tous les jours davantage. Élisabeth refusait toujours de se marier, et elle arrivait à un âge où, se mariât-elle, elle avait peu d'espoir d'avoir des enfants. Que Marie lui survécût, et, vu la différence d'âge on devait s'y attendre, c'était à elle que revenait la couronne : or c'était une idée qui devenait de plus en plus insupportable à la reine, et qui ne l'était pas moins à ses conseillers. Il n'y avait pas seulement péril, comme on l'a vu, pour leur religion : il y avait péril pour eux-mêmes. Le jour où Marie parviendrait à ce trône, que ne devaient-ils pas craindre de celle qu'ils auraient gardée si longtemps en prison? Ainsi il y avait conformité de sentiments et d'intérêts entre la reine d'Angleterre et ses ministres pour supprimer Marie Stuart. Un instant on eut la pensée de la faire périr de la main des Écossais. Plus Marie Stuart avait de partisans, plus elle avait d'ennemis en Écosse; au milieu des révolutions qui faisaient passer le pouvoir des uns aux autres, ceux qui lui étaient hostiles sentaient que sa vie faisait toute la force de leurs adversaires. Des négociations furent ouvertes avec le comte de Mar, régent, et le comte de Morton, (septembre 1572). On devait ramener Marie dans son royaume, et ceux à qui elle serait remise s'engageaient à la tuer. Les Ecossais n'y mettaient qu'une condition, c'est qu'une troupe anglaise fût présente. Or cela eût trop manifestement révélé la complicité d'Élisabeth. L'affaire n'eut pas de suite.

Mais on avait un autre moyen de perdre Marie Stuart, c'était de l'impliquer dans un complot, et la chose n'était pas bien difficile. Marie, prisonnière contre le droit des gens, ne se croyait déchue d'aucun de ses droits et surtout du droit de travailler à sa délivrance. Reine, clle pouvait traiter avec les princes étrangers et ne cachait pas qu'elle

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