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néanmoins, il pourrait (témoin les Camisards!) faire totalement oublier les prétendus romans nationaux de MM. Erckmann-Chatrian! Le roman est une œuvre d'art, avant tout. Comme tel, il exige du travail, du temps, de la réflexion et du style. Le style et l'idée doivent toujours marcher de pair.

Ne quittons pas néanmoins M. de Lamothe, sans dire un mot de ses Mystères de Machecoul. Ici, nous ne sommes plus dans le monde moderne. Vous connaissez tous, lecteurs, l'histoire de Barbe-Bleue. Ce personnage n'est pas fantastique. Il est réel. Il a existé. C'est le fameux Gilles de Laval, maréchal de Raiz, seigneur de Chantocé, Machecoul, Pornic et autres gentilhomières bretonnes. Il vivait sous Charles VII, et a laissé dans les intelligences populaires un souvenir de terreur et de crimes. Criblé de dettes, il s'adressa à l'alchimie pour se refaire l'escarcelle. L'alchimie et la magie noire ont des affinités. La magie veut du sang! Et M. de Lamothe, résumant les chroniques du temps passé, nous montre le sire de Laval trônant, avec le nécromancien Prélati, sur les cadavres de huit cents enfants égorgés... Horreur ! cela donne la chair de poule. Passons à des sujets moins Jugubres.

La presse entière s'occupe en ce moment de la dernière production de Wilkie Collins, un des plus célèbres romanciers de l'Angleterre contemporaine. La presse n'a pas tort. Mari et femme est le digne pendant de la Femme en blanc, le chef-d'œuvre de l'auteur. Dans Mari et femme, Collins fait ressortir, avec une logique d'autant plus pressante qu'elle s'appuie sur la réalité même, les inconvénients sociaux de l'étrange législation qui régit actuellement le mariage en Ecosse, législation insidieuse sous l'empire de laquelle la familiarité la plus insignifiante peut constituer un engagement irrévocable. Cet ouvrage a encore un autre but: c'est de montrer que l'engouement exagéré pour les exercices physiques et musculaires peut changer une nation intelligente et polie en une nation de malôtrus et de palefreniers. Tel est actuellement le cas d'une partie de la gentry anglaise ! Mari et femme, roman à thèses, mais vivement conduit d'ailleurs, offre des situations neuves et d'un grand effet. Plusieurs caractères sont tracés de main de maître. Nous citerons notamment ceux d'Anne Sylvestre, de sir Patrick Lundie et de Godefroy Delamayn, ce gentleman boxeur, coureur et parieur, chez qui le développement outré de la musculature a éteint absolument tout sens moral.

Dans un autre de ses romans, le Secret, Wilkie Collins avait mis en scène un jeune ménage où le mari, devenu aveugle, prend gaiement son mal en patience, grâce aux bons soins, au dévouement sublime et aux héroïques sacrifices de la compagne de sa vie. Il y a une situation à peu près identique dans l'Histoire d'une femme de M. Louis

Enault, avec cette différence toutefois qu'ici le mari est un fort vilain monsieur, hargneux, bourru, revêche, acariâtre et libertin. En revanche, les deux héroïnes (celle de M. Enault et celle de Wilkie Collins)

se ressemblent. Ce sont deux vrais modèles de tendresse et de résignation. L'Histoire d'une femme fait le plus grand honneur au talent de M. Louis Enault. Son type de coquette parisienne, Valentine Dorville, est enlevé. L'image de la patrie en deuil apparaît, de temps à autre, dans cet ouvrage, et on comprend qu'il a été conçu pendant nos derniers malheurs. Ceci n'est pas un reproche!

- Chardonnette! Voilà un nom frais et riant, qui sent ses Flandres d'une lieue. Effectivement, le drame dont Chardonnette, pour son malheur, est la principale actrice, se passe dans la petite ville flamande de Condé-sur-l'Escaut, qui a gardé sa physionomie d'autrefois, ses mœurs originales et ses merveilleux trésors de couleur locale. C'est un plaisir de voir rire, boire et s'égayer aux dépens du voisin les loustics de la Capelette. M. Charles Deulin décrit con amore les joyeuses farces de ces bons drilles, et l'action de son livre ne perd rien, tant s'en faut! à être ainsi encadrée dans ces pittoresques descriptions. Chardonnette, la fille d'un cafetier de Condé, a reçu de Dieu une beauté ravissante, une voix mélodieuse et des qualités distinctives qui en font un être supérieur aux gens qui l'entourent. Comme bien vous pensez, Chardonnette ne manque pas d'amoureux. Mais, hélas ! l'imprudente, elle jette son dévolu sur un bellâtre de la localité, aspirant au notariat, le sieur Hector Lefèvre, fils d'un riche baqueteux, retour de Paris, Lovelace de Bullier, en somme un fat et un triste sire. M. Deulin a beau plaider, en faveur d'Hector Lefèvre, les circonstances atténuantes. Ce vaniteux godelureau qui, brutalement, violemment, abuse de la pauvre et naïve Chardonnette, et qui ne remue ni mains ni pattes pour réparer plus tard son outrage, nous inspire le plus profond dégoût. Toutes nos sympathies sont pour Chardonnette, victime résignée, généreuse et toujours franche. M. Deulin a su tirer un très-heureux parti de l'amour pur et vrai de cette jeune fille, mis en opposition avec la jalousie hésitante, l'égoïsme et les tergiversations coupables d'Hector Lefèvre; mais ce qu'il faut surtout louer dans Chardonnette, c'est la peinture à la Téniers des mœurs flamandes. Comme moraliste, nous trouvons trop longue, trop détaillée et trop libre la scène de la séduction. M. Armand de Pontmartin, qui a parlé sympathiquement, dans une de ses Semaines littéraires, du livre de M. Deulin, a fait, à ce propos, la même remarque.

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- Devons-nous ranger dans la catégorie des romans Mada de M. d'Aiguy, et les Deux voies de Philothée? Cela nous paraît bien difficile. Ce sont deux œuvres d'une facture apocalyptique, mais où ne se trouvent, ni action, ni observation, ni étudo de mœurs. Mada est l'anagramme

d'Adam. Mada, le dernier homme, rêve, avant la catastrophe suprême, un âge d'or, de liberté, de science et d'éclectisme religieux, qui ne satisfera, malgré les bonnes intentions de l'auteur, pas plus les croyants que les sceptiques. Les Deux voies sont le commentaire du fameux songe d'Hercule. La voie du mal, qui est la voie large, apparaît à nos yeux avec toutes ses voluptés, tous ses attraits, tous ses charmes. Mais un précipice est au bout. La voie du bien, qui est la voie étroite, mène seule au bonheur. C'est ce que Philothée (une plume jeune) n'a pas encore démontré. Il le fera sans doute dans un second volume, qui sera le complément ou plutôt l'autre moitié de celui-ci. Nous sommes donc condamnés à avaler deux cents pages de plus d'amplifications échevelées et de proposopées ébouriffantes! Il serait pourtant si simple de parler comme tout le monde et de ne pas aller chercher midi à quatorze heures!

- Voulez-vous vous faire une idée très-nette et très-exacte des croyances, des mœurs et du degré de civilisation de la société russe dans la seconde moitié du xvi° siècle? lisez Ivan le Terrible, du comte Alexis Tolstoy. Ce dramatique récit est dédié, avec son autorisation, à l'impératrice de toutes les Russies. Preuve manifeste de l'infranchissable abîme qui sépare les sombres visions du passé de l'atmosphère sereine de l'époque présente. Dieu sait pourtant si le conteur cherche à plaider en faveur de son héros les circonstances atténuantes ! Quel homme abominable que cet Ivan Vasili, surnommé le Terrible! On se demande si réellement il a pu exister un pareil monstre. Pourtant, rien n'est plus vrai. Le roman du comte Tolstoy est tout simplement de l'histoire, de l'histoire mise en action. Expert à recueillir les faits, à les compulser, à les grouper, à les animer, à transformer le récit en drame et à semer à travers les scènes et les acteurs du drame les observations et les jugements du spectateur, il a su répandre sur ce sombre règne des flots de couleur et de lumière. Il a merveilleusement ressuscité la physionomie de toute une époque à jamais disparue.

Il y a bien une intrigue amoureuse dans le roman d'lvan le Terrible, mais ce n'est qu'un épisode très-accessoire. A peine est-il question deux ou trois fois de l'amour malheureux et sans espoir de Nitika Sérébrany pour Hélène, la femme du vieux Morosof. Tout, d'ailleurs, reste dans les limites platoniques du sentiment. Le vrai drame, le vrai roman, ce sont les caprices et les cruautés du Terrible, ce sont les ambitions malsaines et les hideuses passions des courtisans qui l'entourent. Il est impossible de voir des êtres plus vils, plus dégradés, plus féroces et plus cruels que Wasiemski, Basmanof, Maliouta Skouratof, et ces affreux Opritchniks qui constituent la garde prétorienne du Tzar. Deux hommes seulement apparaissent comme les Thraséas de cette époque tibérienne. Ce sont le prince Droujina Morosof et le boyard

Nitika Sérébrany. Sérébrany surtout est un héros taillé à l'antique, et inspire les plus sublimes dévouements comme les plus ardents enthousiasmes.

L'œuvre du comte Tolstoy contient des scènes qui sont de véritables chefs-d'œuvre : celle, par exemple, dans laquelle Ivan le Terrible force le vieux Morosof à revêtir une livrée de fou, et où celui-ci, se redressant comme l'ange de la Justice, reproche au Tzar, devant toute la cour, ses cruautés, ses hypocrisies, ses lâches complaisances; cette scène-là est digne de Dante et de Corneille. Rien de mieux réussi pareillement, comme types des temps qui ne sont plus, que le vieux meunier des environs de la Sloboda, s'adonnant la nuit à la magie noire, que la centenaire Onoufrie vna, la nourrice du Tzar, que l'extatique Vasia, que les bandits de Perstern, gens de sac et de corde, mais patriotes dans l'âme et se battant comme des lions contre les ennemis de la sainte Russie. Je le répète, c'est une véritable évocation de la civilisation russe au XVIe siècle. Ce roman, très-élégamment traduit en français par le prince Augustin Galitzin, est certainement un des plus intéressants et des plus instructifs de la Collection de l'Euvre de Saint-Michel pour la propagation des bons livres.

FIRMIN BOISSIN.

THÉOLOGIE

Histoire des conciles d'après les documents originaux, par Mgr HÉFÉLÉ, évêque de Rottenbourg, traduite de l'allemand par M. l'abbé DELARC. Tome VIII. Paris, Adrien Le Clere, 1872. In-8 de 536 p. Prix : 6 fr.

Le tome huitième de l'Histoire des conciles d'après les documents originaux, par Mgr Héfélé, évêque de Rottenbourg, traduite de l'allemand par M. l'abbé Delarc, vient de paraître. Il embrasse presque tout le treizième siècle (1200-1274), époque fertile en événements de la plus haute portée, et pendant laquelle s'élaborèrent, au sein de la société chrétienne, les éléments qui aboutirent ensuite au schisme d'Occident et plus tard à la Réforme. Il nous suffit de mentionner l'hérésie des Albigeois, et surtout les luttes entre les Papes et les empereurs allemands. Il est très-instructif d'étudier les premières phases de l'apostasie des princes chrétiens se confondant, pratiquement, avec leurs efforts pour dominer l'Église et les âmes. Bon nombre de questions concernant les limites des deux pouvoirs, et qui agitent si puissamment de nos jours les esprits, sont déjà soulevées. et discutées par les grands génies de cette époque. C'est le temps où vécurent saint Thomas et saint Bonaventure, et où furent tenus le

douzième et treizième conciles œcuméniques (quatrième de Latran (1215) et premier de Lyon (1245).

Nous croyons inutile de louer l'érudition, la critique, l'impartialité et les autres qualités de l'illustre écrivain. Nous ne pourrions que répéter ce qui a été dit, ici même, plus d'une fois.

SCIENCES ET ARTS

C. T.

Etudes de Métaphysique religieuse. Le surnaturel, par C. J. BLANCHE. Paris, Victor Palmé, 1372. In-8 de 358 pages. Prix 5 fr. Convaincu que l'état d'instatibilité et de décadence des sociétés modernes provient uniquement de la négation en matière religieuse, du rationalisme, de la libre-pensée qui, en philosophie, et par une pente fatale, dégénèrent en athéisme et en matérialisme pur, tandis qu'ils deviennent en politique la révolution, M. Blanche se propose d'indiquer le seul remède efficace contre les maux qui menacent ou affligent plus ou moins aujourd'hui toutes les nations de l'Europe. De là un traité, une démonstration de l'existence et de la nécessité de l'élément surnaturel, du monde de surnature, auquel s'attaque aujourd'hui l'erreur, sous toutes ses formes, et à tous ses degrés. L'analyse de ce très-substantiel volume nous entraînerait trop loin. Qu'il nous suffise d'insister en peu de mots sur les convictions profondes de l'auteur, sur sa science philosophique, et sur le talent dont il fait preuve comme écrivain et comme penseur. On ne pouvait écrire avec plus de charme sur des matières plus sérieuses et plus graves; on ne pouvait approfondir davantage, relativement au cadre adopté, un ordre d'idées plus vaste et plus important.

Toutefois la thèse de l'auteur, quelque indiscutables et nombreuses que soient les vérités par elle mises en lumière, nous paraît reposer, du commencement jusqu'à la fin, sur une confusion dans laquelle il n'est que trop fréquent de tomber de nos jours. Le mot surnaturel n'a pas, croyons-nous, dans le sens théologique et dans le sens philosophique, une acception à beaucoup près aussi large que celle qui lui est donnée dans le langage ordinaire. M. Blanche s'appuie sur le surnaturel non-seulement pris dans cette acception, mais en étendant encore, s'il est possible, celle-ci. Or, le surnaturel proprement dit n'est pas la même chose que le divin, ou même le miraculeux dans l'ordre même de la nature, de la raison simple, il faut admettre le divin, le miraculeux, que le langage vulgaire désigne improprement sous le nom de surnaturel, prenant . inconsciemment ce dernier mot dans le sens d'extra-naturel. Le divin, le miraculeux, l'extra-naturel s'impose à la raison de tout homme rai sonnable que n'aveuglent point le parti pris et l'idée préconçue. C'est

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