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Les montagnards des Alpes, déjà portés à l'assistance mutuelle par la difficulté de l'effort individuel dans un pays accidenté soumis à un climat rigoureux, s'y virent attirés davantage encore par les impulsions successives qu'ils recurent des invasions romaines, germaniques et sarrasines, coordonnées par celles des confréries chrétiennes.

Il ne faut donc pas s'étonner que, dès la fin du siècle dernier, les mœurs dauphinoises fussent imprégnées et comme saturées par l'esprit d'assistance mutuelle, Nous savons, par les rapports rédigés par les intendants de la province, en 1775, à la demande du grand économiste Turgot, alors ministre, que dans le Dauphiné il n'était pas un quartier dans les villes, pas une corporation, pas un village qui n'eût sa confrérie.

Or les confréries étaient bien en principe des groupements dominés par l'idée religieuse; elles étaient placées sous le patronage d'un saint, elles imposaient à leurs adhérents certaines pratiques de piété, mais il faut remarquer que l'idée religieuse dominait toutes les institutions de l'époque, la franc-maçonnerie elle-même, et qu'elle ne donnait point par conséquent aux confréries un caractère exclusif d'un but humanitaire, Elles payaient un large tribut à la piété du temps, mais elles étaient au fond des sociétés d'assistance mutuelle, C'est en elles qu'il faut voir les précurseurs immédiats de nos sociétés de secours mutuels contemporaines,

Pour bien s'en rendre compte, il suffit de jeter un coup d'œil sur le fonctionnement de l'une d'elles.

Comme dans nos sociétés actuelles on y trouve un conseil d'administration nommé à l'élection et comprenant à peu près les mêmes fonctionnaires, notamment les visiteurs des confrères malades, auxquels on donpait le nom d'infirmiers et qui distribuaient des secours; on y trouvait par conséquent l'assistance mutuelle, on y trouve le souci de la sépulture des confrères et de l'assistance à leurs obsèques; on y trouvait également, comme de nos jours, en échange de cette association, l'obligation de payer un droit d'admission et une cotisation annuelle.

On peut consulter, à cet effet, l'historique bien connu de la corporation des grfèvres de Paris et les statuts de la confrérie des Pénitents de Saint-Laurent de Grenoble dont le texte est aux Archives du département de l'Isère.

Parfois même, ces confréries avaient le caractère très accusé de véritables sociétés coopératives de production ou de consommation. Je l'ai déjà indiqué en disant un mot des frères pontonniers ou pontifes et des frères du SaintEsprit. Il convient de citer encore, dans cet ordre d'idée, la congrégation des frères cordonniers, véritable association d'ouvriers cordonniers fondée au milieu du xvn° siècle, à Paris, par un ouvrier d'origine allemande, Heinrich Busch. Cette association avait pris une grande extension et avait fondé des colonies un peu partout en France et à l'étranger. Il en existait une à Grenoble dont j'ai présenté l'historique à l'un des derniers Congrès des sociétés savantes à la Sorbonne, en faisant ressortir son caractère de coopé

ration professionnelle, caractère que le Congrès lui a reconnu à la suite d'une observation conforme du savant et honorable M. des Cilleuls, président de la séance.

A Grenoble, on comptait quarante-trois coopérations d'arts et métiers, recensées en 1776; toutes étaient organisées en confréries. Sans compter les confréries nombreuses fonctionnant en dehors d'elles, ce qui constituait pour la ville, étant donnée la population restreinte qu'elle possédait alors, une très forte proportion de sociétés d'assistance mutuelle et devait, sous ce rapport, classer Grenoble au premier rang dès cette époque.

Notons, avant de quitter ce chapitre, un caractère intéressant des corporations grenobloises. Sauf quatre exceptions, elles fonctionnaient en dehors de toute situation privilégiée. On s'associait pour être plus fort, mais sans exercer de contrainte sur les autres; on alliait, dans un esprit de sage libéralisme, la discipline de l'association au respect de la liberté d'autrui.

Dans les autres villes importantes du Dauphiné il en était de même, à Vienne, à Valence, à Gap. Dans toutes ces villes, comme à Grenoble, le commerce et l'industrie étaient libres, sauf pour les barbiers, chirurgiens, apothicaires et orfèvres.

Le Dauphiné n'était pas ce qu'on appelle un pays de jurande, et ses corporations étaient amies de la liberté. La Révolution, sans distinguer l'ivraie du bon grain, supprima toutes les confréries et toutes les corporations aussi bien libérales que celles qui se trouvaient en jurandes, et cela par haine des abus auxquels avait donné lieu le monopole de ces dernières. Il y aurait eu pourtant une distinction à faire.

Mais si la Révolution avait pu supprimer les associations, elle ne put en agir de même avec l'esprit d'association. Celui-ci subsista comme un levain puissant qui sommeille et aussitôt que les circonstances redevinrent favorables, il fit éclore de nouveau de nombreuses et généreuses initiatives; principalement parmi les âmes montagnardes en Dauphiné.

Dès 1803, Grenoble donne à la France le signal de ce relèvement.

A cette date, les ouvriers gantiers firent revivre à leur profit l'ancienne confrérie avec un caractère religieux très atténué et avec des rouages utilitaires plus perfectionnés.

A quelques mois de là, les ouvriers peigneurs de chanvre suivirent le même exemple.

Ces deux sociétés prirent le nom moderne de sociétés de secours mutuels et ce sont les premières de ce genre fondées en France.

Leur création excita un haut intérêt sur toute la surface du territoire, et un publiciste de talent, M. Cerfbeer, dans une brochure convaincue, les recommandait en 1828 (?) à l'attention publique, les citant comme des modèles à suivre, des instruments de progrès et de pacification sociale.

Leur exemple donna l'impulsion, et bientôt la France entière fut convèrte d'institutions du même genre établies d'après le même type.

C'est un grand honneur pour la ville de Grenoble d'avoir ainsi servi de modèle et d'initiatrice pour une création qui rend de si grands services et constitue l'un des fleurons de nos institutions démocratiques.

Le rôle joué par le chef-lieu n'est pas le seul titre à la considération que la région des Alpes dauphinoises puisse invoquer dans cet ordre d'idées : elle peut se donner aux yeux des économistes comme le conservatoire français des institutions d'assistance mutuelle.

Ainsi, une statistique officielle parue récemment révèle que, en ce qui concerne les sociétés dites approuvées, c'est-à-dire créées suivant le modèle recommandé par le gouvernement et subventionnées par l'État, le département de l'Isère occupe un rang qui varie du sixième au huitième sur l'ensemble des départements pour les résultats suivants : nombre des sociétés de secours mutuels, nombre des membres honoraires, augmentation des membres participants, excédent des recettes sur les dépenses, importance des fonds de retraite.

En ce qui concerne les sociétés dites autorisées, c'est-à-dire dont les statuts sont très variables et qui ont simplement reçu autorisation gouvernementale d'exister, sans recevoir de faveur spéciale, le département de l'Isère est mis en évidence d'une façon plus remarquable encore; il occupe 'e deuxième rang, il vient tout de suite après Paris pour le nombre de ses sociétés de femmes et le nombre des membres honoraires; il vient au troisième rang pour l'importance de l'avoir disponible, au quatrième pour le montant des fonds de réserve et le nombre des membres participants, au cinquième pour le nombre des sociétés d'hommes.

L'importance relative, dans notre région, des sociétés simplement autorisées est une nouvelle preuve de cette alliance qui existe chez nous de l'esprit d'association et de l'esprit de liberté, déjà plus d'une fois signalée ici; cette alliance se manifeste par une tendance particulière à s'organiser en dehors des moules officiels et en ne demandant à l'État d'autre intervention que sa tolérance.

Les mœurs mutualistes de la province de Dauphiné ne ressortent pas seulement de l'examen des tableaux de statistique, elles sont apparentes chaque jour aux yeux de l'observateur dans les rues du chef-lieu. L'étranger qui débarque dans ses murs ne manque pas d'être surpris de l'importance des cortèges qui suivent de nombreux convois funèbres, et peut-être se demande s'il s'agit d'enterrement de personnages de distinction, en s'étonnant de leur fréquence. Il ne s'agissait, le plus souvent, que des obsèques d'un simple ouvrier. Le voyageur venait simplement d'être témoin d'une des manifestations, non la moins imposante, de l'esprit de solidarité des Dauphinois, sous la forme de l'accomplissement des derniers devoirs imposés par leurs associations de secours mutuels à leurs membres, en faveur d'un sociétaire décédé.

Si maintenant des sociétés de secours mutuels nous passons à des asso

ciations populaires d'un type différent, telles que les sociétés coopératives de production et de consommation et les caisses de retraite, nous constaterons une fécondité non moins originale et non moins flatteuse au sein des mêmes populations.

C'est ainsi que, dans le département de l'Isère, la ville de Vienne a donné le jour, en 1848, à la deuxième société coopérative agricole et industrielle connue en France, fondée sur le modèle des sociétés anglaises. La fondation est de cinq ans postérieure à celle des fameux pionniers de Rochdale.

Son but était double: acheter en commun les objets nécessaires à la consommation, exploiter à frais communs un domaine agricole dont les produits étaient destinés à la consommation des sociétaires. Cette société est connue sous le nom de Société de Beauregard; elle a subi des fortunes diverses; toutefois elle n'a pas sombré et si elle ne remplit plus le but exact qu'elle s'était proposé à l'origine, son domaine sert encore de maison de convalescence et de récréation aux sociétaires ainsi que de maison de sevrage pour leurs enfants,

Mais, dans la région, c'est encore Grenoble qui détient le record en la matière,

Cette ville, de 1850 à nos jours, après avoir vu naître la première société de secours mutuels française, fonda successivement trois autres institutions intéressantes, toutes les trois paraissant pour la première fois en France et, depuis lors, fréquemment décrites et imitées : la pension alimentaire, une caisse de retraite du type dit à capital individuel et une pharmacie coopérative.

De ces trois sociétés, la pension alimentaire est la plus ancienne et la plus célèbre. Elle date de 1850. C'est une société coopérative de consommation sous la forme de restaurant populaire. Son fondateur fut Frédérie Taulier, alors doyen de la Faculté de droit et maire de la ville de Grenoble. Il en avait pris l'idée à Genève, mais l'avait appliquée avec des modifications de son cru qui en ont assuré la durée à Grenoble. Tandis que la société genevoise, qui avait servi de modèle, a disparu depuis longtemps, cette fondation fit grand bruit; son intérêt, son audace, sa vitalité, à laquelle personne ne s'attendait, car les institutions de ce genre sont de constitution délicate, ne tardèrent pas à attirer sur elle l'attention des sociologues. Jules Simon l'a signalée avec admiration dans son célèbre livre intitulé L’Ouvrière. Sur tous les points de la France, la presse s'en occupa et des sociétés analogues furent créées plus ou moins à son image et avec plus ou moins de succès. Les archives renferment des centaines de lettres sollicitant des renseignements et qui émanent de personnages notables et de représentants de villes importantes, Il en vint de tous les pays d'Europe, comme il en vient encore tous les jours, de même que tous les jours encore cette fameuse pension alimentaire reçoit la visite de philanthropes français et étrangers, désireux de la copier,

La pharmacie coopérative est une institution de création beaucoup plus récente; elle est située rue Voltaire, C'est une pharmacie fondée par un groupe de sociétés de secours mutuels au profit des sociétés fondatrices. Elle donne de très bons résultats, mais elle n'est sortie que depuis peu de temps de l'ère des difficultés. Au début, n'étant point, par sa nature, dans une situation strictement légale, elle eut à soutenir de nombreux procès de la part des pharmaciens ordinaires; elle finit par les gagner, mais ce n'est qu'en 1892 qu'une loi, visant la matière, régularisa la situation. Et ce n'est pas un mince honneur pour cette institution d'avoir vu ses statuts inspirer la législation et servir de base à une loi.

Quant à la caisse de retraite à capital individuel, en voici, en deux mots, l'économie,

Tandis que, dans les autres sociétés de retraite, on constitue lentement des capitaux dont les intérêts seuls sont servis en pension, dans celle-ci, chaque sociétaire constitue un capital formé par les cotisations versées par lui pendant une série d'années. A l'âge de la retraite, à soixante ans, ce capital est divisé en dix tranches qui lui sont servies à raison d'une par an jusqu'à sa soixante-dixième année. S'il dépasse cet âge, on continue à lui servir la même rente jusqu'à sa mort à l'aide des bénéfices réalisés sur les sociétaires décédés avant d'avoir épuisé leur capital. Ce système permet, sans effort, la constitution de pensions de 100 à 150 francs, et il évite cette monstruosité économique d'un entassement de capitaux énormes, d'un maniement et d'un placement de plus en plus difficiles. C'est l'art de constituer un capital et de le manger quand il est arrivé à point, Malgré les avantages que ce système présente, il n'a pourtant pas pu obtenir encore les faveurs administratives.

Je m'arrête pour ne pas abuser de votre attention et parce que je crois en avoir dit assez pour donner l'impression que les montagnards dauphinois sont particulièrement pénétrés de l'esprit d'association, et que la montagne, par les traditions qu'elle conserve, comme par les sentiments qu'elle inspire, est pour quelque chose dans cet état d'âme.

Afin de graver davantage cette opinion dans votre souvenir, laissez-moi vous signaler un fait relevé dans un mémoire récent.

L'auteur relate qu'il existe, au sommet de nos Alpes, à 1,785 mètres d'altitude, entre la ville de Briançon et la vallée du Queyras, un petit village appelé Brunissard.

Là, dans ce site essentiellement alpestre, on retrouve encore dans leur pureté primitive les sentiments de solidarité que la montagne inspire.

On y pratique presque le collectivisme : les pâturages, les bois et les

forêts sont en commun,

Un jour par semaine, le travail est consacré aux veuves et aux orphelins. De grand matin, on sonne une cloche placée dans une tour pyramidale : les hommes s'assemblent d'un côté, les femmes de l'autre et les escouades

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