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dans la vallée d'Ossan ou dans la région de Cauterets, que l'aptitude à l'association se manifeste, mais encore aux deux extrémités de la chaine, dans les Pyrénées-Orientales et dans les Basses-Pyrénées (comme dans la Haute-Garonne).

Et M. Demolins aurait pu, à bon droit, rappeler, ce qu'il a omis de faire, que c'est au pied des Pyrénées, dans le département même qu'il étudiait, que se forme vers 1835 cette association artistique de chanteurs montagnards fondée dans un but d'assistance et de secours mutuels sous la direction du marquis de Lisle, plus connu sous le nom d'Hector Roland, et qui fut, en France, une des premières et des plus influentes propagandistes de l'idée orphéonique, qu'elle contribua, du reste, à répandre dans toute l'Europe.

En Dauphiné, on a quelque raison de se souvenir de son existence, car c'est dans la capitale de cette province qu'Hector Roland est venu terminer sés jours, après avoir consacré toute sa fortune et sa vie à l'œuvre qui lui était chère. Les sociétés musicales de Grenoble reconnaissantes lui ont élevé, par souscription, un modeste monument au cimetière.

Ce qui me paraît certain, c'est que l'esprit d'association dans les montagnes ne tient pas aux aptitudes spéciales de la race, qui n'est pas la même dans les régions des Hautes-Pyrénées étudiées par Demolins et dans nos Alpes dauphinoises, bien que les habitudes soient analogues.

Les travaux des ethnologues ne laissent guère de doute à cet égard. Ils établissent, en effet, que dans les Pyrénées et les Alpes, la race diffère sensiblement. Pour eux, l'un des principaux signes caractéristiques d'une race réside dans la forme du crâne. Ils admettent deux types primordiaux de races humaines : le type dolichocéphale et le type brachycéphale.

Or le type dauphinois est brachycéphale et le pyrénéen dolichocéphale. On peut conclure de là que si des races aussi différentes ont leurs aptitudes humaines plus ou moins développées dans le même sens, cela ne tient pas à la race elle-même, à la forme de son crâne, n'en déplaise à Lavater, cela tient à l'influence du milieu, et, dans le cas qui nous occupe, à l'influence toute particulière de la montagne.

Son rôle d'éducatrice, la montagne ne le remplit pas seulement au point de vue de l'association, par les habitudes qu'elle impose à ses habitants dans l'exploitation de ses vastes pâturages et de ses forêts, elle le remplit par d'autres moyens encore.

Le pâturage et la forêt ne sont pas les seules manifestations de la montagne; il suffit d'avoir une carte sous les yeux pour comprendre que la montagne est aussi et peut-être surtout un lieu aride, d'un accès difficile, d'un climat rigoureux, où tout devient dur et rude pour celui qui l'habite. Nulle part plus que là, dans les vastes solitudes hyperboréennes ou tropicales, l'homme ne sent le besoin de l'association pour surmonter les mille obstacles que la nature oppose à ses desseins; l'établissement des routes,

même celui des sentiers, les irrigations, les moindres cultures ou entreprises industrielles, les moindres moissons, les transports, presque toutes ces entreprises demandent un effort supérieur à celui que l'on peut attendre de l'individu ou de la famille réduite au personnel actuel.

L'association s'impose done au montagnard. Michelet, dont la France célébrait il y a peu de temps le centenaire, disait au sujet de la montagne :

Là, il faut bien que les hommes s'aiment les uns les autres, car la nature, re semble, ne les aime guère. Sur ces pentes exposées au nord, au fond de ces sombres entonnoirs où souffle le vent maudit des Alpes, la vie n'est adoucie que par le bon cœur et le bon sens du peuple.

Ceux-là mêmes qui ne sont que des montagnards d'occasion, qui' ne viennent demander à nos sommets que la jouissance des vastes horizons et des spectacles grandioses, ceux-là sont, comme les autres, voués à l'association, témoin les nombreuses sociétés alpines. Le plaisir recherché par les alpinistes n'échappe pas à la loi de l'effort collectif. La montagne est de ces régimes où il est particulièrement juste de dire: Malheur à celui qui est seul!»

J'ajoute que la montagne ne se borne pas à inspirer à ses fils les sentiments de solidarité, elle les leur inculque avec un caractère spécial que j'aurai à vous faire remarquer plus d'une fois au cours de cette causerie.

Il y a chez les membres de nos associations un mélange de sentiments de discipline et de sentiments d'indépendance, je l'explique par ce fait que la montagne, en même temps qu'elle impose à ses habitants de rudes devoirs, favorise aussi chez eux le culte de la liberté.

La montagne n'est-elle pas aussi une école de liberté par le seul fait qu'elle est la forteresse naturelle où les opprimés, les révoltés cherchent un refuge assuré? Napoléon a dit d'elle: Partout où il y a des montagnes, il règne un esprit de liberté. »

Gette observation est intéressante à noter en passant. Je ne m'y arrête pas davantage pour le moment et reprends le fil de mon argumentation.

On peut dire à bon droit que la montagne inspire l'esprit d'association directement par les considérations que je viens de signaler: l'exploitation de ses pâturages et la configuration du sol. Elle le favorise encore indirectement pour un autre motif, par l'empire des traditions qui lui sont confiées et qu'elle est particulièrement apte à maintenir; elle leur offre un asile plus sûr que les régions de la plaine ouvertes plus largement à tous les vents des opinions, à toutes les migrations, à tous les empiétements des populations voisines qui se déplacent ou qui s'épandent : elle est d'essence conservatrice.

Ceci nous amène à faire un peu d'histoire. L'on ne peut bien savoir l'histoire et le droit d'un peuple que l'on ne sache sous quelle domination il a été. »

Pour bien comprendre le caractère et les causes de l'esprit d'association de nos populations dauphinoises, il ne suffit donc pas d'avoir envisagé les

conditions qui leur sont faites par la nature du pays qu'elles habitent, il faut jeter un rapide regard en arrière dans le domaine des faits historiques, Rassurez-vous, je serai bref.

Il me suffira, par exemple, en ce qui concerne la domination romaine, de rappeler qu'elle s'est exercée sur la région des Alpes pendant près de huit siècles jusque vers la fin du sixième siècle de notre ère. Aussitôt vous sou gerez qu'une domination d'aussi longue durée n'a pu s'exercer sans laisser une empreinte profonde sur les populations qui l'ont subie, et, vous souve nant que les associations jouaient un grand rôle dans la vie sociale des Romains, vous porterez tout naturellement ce jugement que la conquète romaine n'a nullement dû contrarier au sein des Alpes le libre essor de l'esprit d'association, loin de là.

Le municipe, qui comportait l'existence de biens mis en commun, est certainement frère sinon ancêtre de nos communes avec leurs biens communaux, et quel rapprochement ne peut-on point faire entre les collèges d'arti sans romains et nos associations professionnelles du moyen âge et du temps présent!

A signaler plus particulièrement que, d'après de bons esprits, ce serait aux mœurs des Romains que les Grenoblois devraient un genre de société très usité parmi eux, bien qu'il le soit rarement ailleurs en dehors des anciennes colonies romaines, celui qui consiste en la copropriété de certaines parties des immeubles urbains morcelés, pour le surplus, en un grand nombre de propriétés particulières.

Ce genre de division des immeubles était pratiqué à Rome déjà du temps d'Auguste dans la classe moyenne. Les Grenoblois l'ont adopté à leur tour. Et c'est ainsi que chez eux une maison a souvent autant de propriétaires que d'étages et même d'appartements, avec des parties forcément communes entre ces divers propriétaires.

Des Goths, et des Burgondes, dont la domination suivit celle des Romains, rien à dire, sinon qu'ayant occupé le pays pendant une durée relativement courte, et d'une façon intermittente, leurs lois empruntées en grande partie à celles de Rome ne durent point changer les mœurs dauphinoises au point de vue de l'association.

L'épée de Charlemagne ébranla leur domination : ils furent définitivement dépossédés par l'invasion sarrasine.

De celle-ci il convient d'évoquer plus spécialement le souvenir.

Le désert et la montagne inspirent des habitudes et des sentiments analogues : l'un et l'autre poussent à l'association. Les Sarrasins, qui furent maîtres dans une partie des Alpes dauphinoises pendant près de deux siècles. du temps de Charlemagne au temps de l'évêque de Grenoble Izarn, auraient importé dans cette région et fait facilement adopter un type de société qu répondait à la fois aux besoins et aux aptitudes des montagnards.

Les Sarrasins étaient habiles dans l'art des irrigations et l'on suppose que

ce sont eux qui ont initié les populations de nos Alpes à cet art et, comme cela se pratique chez eux, organisé dans les montagnes ces associations en vue de l'arrosage, connues, au cours du moyen âge, sous le nom de pareries et que l'on considère comme les germes de nos syndicats actuels en vue du même objet.

Nous voici arrivés au seuil du moyen âge et vous voyez que je ne vous ai pas trompés dans ma promesse de brièveté. Nous venons de parcourir douze siècles en quelques minutes; j'en userai pour ce qui me reste à dire avec la même discrétion.

Au moyen âge, ce sont les usages de la féodalité qui pénétrèrent dans les Alpes, mais non sans quelques modalités que comportaient les dispositions naturelles des habitants, dispositions qui pouvaient d'autant mieux s'affirmer qu'à cette époque le Dauphiné constituait un pays indépendant.

Parmi les dispositions féodales qu'il adapta à sa mesure, il convient de citer le contrat d'albergement.

Ce contrat, on s'en souvient, consistait, de la part des seigneurs, à céder l'usage perpétuel de certains de leurs domaines, d'habitude les plus pauvres, contre une redevance perpétuelle. En Dauphiné, il fut très communément passé avec des groupes d'habitants formant une sorte de communauté, ce qui est une nouvelle attestation des dispositions à l'association et des sentiments d'indépendance des Dauphinois. Car les contrats d'albergements constituaient en réalité plus qu'une location, c'était au fond, de la part des communautés, et cela devint par la force des choses, le rachat d'un droit féodal; cette alliance de l'esprit d'association et d'indépendance était si vive en Dauphiné que les droits féodaux furent presque partout rachetés par les habitants dans les parties montagneuses, la région de Briançon notamment, où il n'existait plus de seigneurs dès le xvi siècle. La révolution y avait été faite avant la Révolution.

Et cette situation particulière qui s'est maintenue amena, à la fin du siècle dernier, cette conséquence singulière que, lorsqu'il s'est agi de former les états généraux de chaque province, le Briançonnais ne put point fournir de députés de la noblesse.

En somme, le régime administratif de la féodalité fut plutôt absorbé par les mœurs montagnardes qu'il ne leur porta d'atteinte.

L'esprit d'association et d'indépendance ne cessa de régner en maître au sein des Alpes, d'autant plus qu'à la même époque ces deux sentiments reçurent un puisant regain de vitalité par la création, sous l'influence des idées de solidarité chrétienne, de nombre de sociétés qui exercèrent sur la vie sociale, dans tous les pays de l'Europe, une si grande influence.

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Les confréries. En Dauphiné leur action se fit sentir avec une particulière intensité. C'est, en effet, au pied même des Alpes, en Provence, qu'à la fin du xir siècle, ce membre de la famille vicomtale de Montpellier, connu

dans l'histoire sous le nom modeste de frère Guy, ardent apôtre de l'esprit d'association chrétienne, fonda, ces confréries laïques dites des frères du Saint-Esprit, qui étaient si bien adaptées aux besoins du temps, conçues dans un esprit si large et si utilitaire qu'elles se répandirent rapidement sur toute l'Europe où elles rendirent les plus signalés services. L'un de nos historiens les plus autorisés, M. Léon Gautier, considère que le mouvement créé par frère Guy fut un des plus grands événements du monde à cette époque, et il va sans dire que le Dauphiné, placé près de son origine, en bénéficia dans une large mesure.

Les frères du Saint-Esprit pénétrèrent dans les Alpes par les routes que suivirent toutes les invasions. Ils prirent le même chemin que les légions qui portaient les aigles romaines, que les Burgondes aux longues tresses, que les Sarrasins aux blancs burnous. Ils remontèrent les vallées de la Durance, de l'Isère, de la Romanche et du Drac, marquant leurs étapes par des fondations qui durèrent des siècles et laissent encore des vestiges. Les conquérants et les idées, les soldats et les moines prennent les mêmes voies de pénétration.

Le caractère spécial de l'institution des frères du Saint-Esprit était de faire, si l'on peut s'exprimer ainsi, de la religion utilitaire. Là, les frères, devenant pontonniers, sous le nom de frères pontifes, construisaient des ponts; le célèbre pont d'Avignon, sur lequel tout le monde dansait en rond, comme dit une chanson populaire, fut leur œuvre. Dans notre région, on leur dut deux ponts aujourd'hui détruits : l'un à Grenoble, l'autre à Vienne.

Ailleurs, les frères se faisaient infirmiers et desservaient un hôpital construit par eux, ou bien ils apprenaient aux populations à se grouper en sociétés d'assistance mutuelle sous les aspects les plus divers.

Souvent leur organisation fait songer à nos sociétés de secours mutuels et jusqu'à nos pensions alimentaires. Ces confréries s'efforçaient, en effet, d'assurer le pain non seulement aux pauvres, mais aux riches, à tous ceux qui se trouvaient dans leur rayon ou qui en faisaient partie.

A la suite des guerres de religion, les confréries du Saint-Esprit, minées dans leurs œuvres, disparurent; il n'en resta que peu de vestiges dans les pays de plaines, mais les Alpes en conservèrent mieux les traditions parce que le montagnard, nous l'avons dit, est par essence conservateur et parce que, en raison de la pauvreté des populations, leurs institutions, étant plus modestes, provoquaient moins la convoitise des hommes de guerre. A la fin du xvII siècle, à Guillestre, dans le Haut-Embrunais et à Champercier près de Digne, il existait encore des confréries du Saint-Esprit ayant conservé en partie leurs usages anciens.

Même de nos jours, à Briançon, dans le quartier nommé Castre, on retrouve une confrérie du Saint-Esprit qui distribue à la Pentecôte, sa fête patronale, du pain de seigle à ses membres, derniers vestiges de ses habitudes de coopération.

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