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La communauté de biens entre époux est aujourd'hui, en France, le régime matrimonial légal pour les personnes qui se marient sans contrat. Ce régime, d'origine germanique selon les juristes les plus autorisés de l'époque actuelle, comme M. Guillouard notamment, décrivant, d'après d'autres auteurs et M. Troplong entre autres, - des anciennes communautés ou associations qui, au moyen âge, enserraient dans leur vaste réseau l'existence sociale et privée et devaient ensuite s'étendre jusqu'à la vie domestique et conjugale, a poussé de profondes racines dans notre droit français. Quelle que soit son origine, et nous n'avons pas ici à prendre parti dans cette controverse, ce qui est incontestable c'est qu'il a été en vigueur chez nous pendant des siècles dans tous les pays de coutume, et que la communauté paraissait si bien en harmonie avec les mœurs, les habitudes, les besoins sociaux et familiaux de son temps, que le législateur de 1804 en a fait le régime matrimonial de droit commun.

Ne semble-t il pas naturel au premier abord que deux époux qui s'unissent pour le reste de leurs jours par le lien solide de l'amour en vue de fonder une famille, qui doivent par la fusion intime de leur existence dans celle de leur conjoint, mettre en commun les intérêts de tout ordre, soient amenés à réunir leurs biens dans une communauté qui n'est en somme que le corollaire et le prolongement de la vie qu'ils adoptent? La communauté, telle que l'a comprise le Code civil, n'est pas l'absorption du patrimoine d'un des conjoints par le patrimoine de l'autre ; c'est la constitution d'un fonds commun de ressources destiné à faire face aux besoins du ménage, dans lequel le chef de famille puise à son gré pour satisfaire aux besoins de chacun de ses membres sans que ceux-ci, femme ou enfants, puissent s'y opposer en invoquant leurs droits privatifs. Ce régime réalise au plus haut degré l'identification des intérêts du mari et de la femme, et c'est pour cela que mieux qu'aucun autre il a paru conforme à la nature des relations entre époux, à ce consortium omnis vitæ, dont parlent les juristes romains, et avantageux pour la famille lorsqu'il est rationnellement pratiqué.

Cette conception du régime matrimonial de droit commun quand les époux n'ont pas fait de contrat de mariage est-elle aujourd'hui aussi généralement acceptée qu'il y a cinquante ou cent ans par exemple? Pour trancher cette question, il suffit de se rappeler les critiques multipliées dont la communauté légale a été l'objet durant ces derniers temps dans notre pays.

On a énergiquement reproché au régime du Code civil de porter une atteinte excessive à l'indépendance et aux droits de la femme, d'attribuer au mari des pouvoirs exorbitants plutôt nuisibles qu'avantageux pour les intérêts de la femme et de la famille. N'en est-il pas ainsi, par exemple,

du principe qui fait tomber sans réserve, dans la communauté, les gains et sabore; personnels de la femme et donnent ainsi au mari un droit absolu de mainmise sur eux ? De même, le droit de disposition à titre onéreux et sans contrôle du mari sur les immeubles conquêts de communauté, à titre gratuit et particulier sur les biens mobiliers de cette même communauté, sauf à lui à ne pas s'en réserver l'usufruit, ne paraît-il pas abusif vis-à-vis de la femme? L'interdiction à la femme d'hypothéquer et d'aliéner ses immeubles propres sans l'autorisation maritale quand, pour protéger les droits du mari, il suffirait de lui attribuer un droit d'opposition, n'est pas non plus sans soulever la critique. Il en est de même du refus, qu'admet la jurisprudence au détriment de la femme, de l'action en revendication avant la dissolution de la communauté contre l'acquéreur d'un de ses propres indûment aliéné par le mari.

Nous-même, dans cet ordre d'idées, nous nous sommes fait le champion de réformes que nous avons soumises au Congrès des sociétés savantes en 1889 et avec beaucoup plus d'extension à l'Académie des sciences morales et politiques en 1898. Tout en concédant aux idées féministes ce qu'elles nous paraissaient avoir de rationnel et de légitime, nous nous sommes efforcé de tempérer les pouvoirs du mari par des garanties au profit de la femme et, sans supprimer la communauté, d'en améliorer les règles.

Mais aujourd'hui qu'un courant d'objections de plus en plus énergiques persiste à s'élever contre la vieille communauté de nos pères, nous devons nous demander si des modifications purement partielles seraient suffisamment en harmonie avec notre état social et familial, et s'il ne convient pas d'étudier de près la substitution d'un autre régime légal à cette commu

nauté.

On sait que depuis quelques années l'opinion publique s'est préoccupée à diverses reprises de cet abus criant du pouvoir marital, en vertu duquel, dans les classes laborieuses et la petite bourgeoisie, lesquelles ne recourent guère au contrat de mariage, le mari s'empare des produits du travail personnel de la femme au préjudice des intérêts familiaux et conjugaux. N'est-ce pas un spectacle navrant entre tous que celui qui maintes fois s'est offert à nous? Une mère de famille intelligente, active, dévouée à son mari et à ses enfants, se livre à un labeur incessant, amasse péniblement, à force d'économies et de privations, les ressources destinées à l'entretien des siens. Survient à un moment donné le mari paresseux, dissipateur, débauché, adonné à l'ivrognerie, et alors invoquant son droit de maître et seigneur de la communauté, il fait main basse sur les fruits du travail de sa compagne, et se hâte d'aller les dépenser au cabaret ou dans des lieux de plaisirs plus ou moins suspects. Sans doute c'est son droit légal d'agir ainsi: mais quand un droit donne lieu à de tels excès, il n'y a qu'un remède : le supprimer et remplacer le régime matrimonial qui les autorise par un autre régime mieux approprié aux intérêts de la famille.

L'expérience, d'autre part, se prononce chaque jour avec plus d'autorité en faveur de régimes matrimoniaux plus favorables à la femme que la communauté légale. Depuis moins de vingt ans, en effet, l'Angleterre a su donner à la femme une somme d'indépendance qui a paru d'autant plus large qu'elle succédait à un régime de sujétion plus complet. Cet exemple, celui d'autres groupes ethniques considérables qui sont entrés dans la même voie, n'ont pas été sans influence sur la partie la plus éclairée de l'opinion publique, et de proche en proche ils se sont fait connaître dans les milieux inférieurs. Sans attribuer plus de portée qu'il ne convient aux errements législatifs des autres peuples, il est cependant incontestable que lorqu'on voit des États considérables appliquer des lois tout opposées à celles qui sont en vigueur dans son propre pays, on ne peut s'empêcher de rechercher s'il n'y a pas lieu de les imiter, sauf à tenir compte, dans la mesure requise, des mœurs sociales et familiales de la nation dont il s'agit de modifier la législation.

De ces considérations résulte done la démonstration d'un fait important dont on ne saurait faire abstraction : c'est que la communauté légale n'est plus complètement adéquate aux aspirations, aux besoins, aux mœurs de notre époque. Cela provient sans doute des changements qui se sont produits dans la manière d'être de notre société, des rapports moins satisfaisants entre époux, du désir d'indépendance chez la femme, de l'accroissement de ses aptitudes intellectuelles et morales qui lui font convoiter comme un de ses attributs naturels un rehaussement de sa dignité personnelle et de sa libre initiative. La situation n'est done plus identique, quelles que soient, d'ailleurs, les causes de cette modification; le régime de la communauté légale n'offre plus les mêmes avantages que par le passé. La conclusion qui se dégage de cet état de choses, c'est que «si les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses», lorsque cette nature s'est modifiée, ces rapports, ces lois doivent recevoir les modifications indispensables sans lesquelles ils ne peuvent se maintenir et se faire observer,

Mais, préalablement à l'indication des réformes qu'il peut y avoir lieu d'introduire dans notre législation, nous devons étudier les lois des nations étrangères qui n'ont pas adopté la communauté comme régime légal. Nous y trouverons certainement des points de comparaison instructifs et de précieux enseignements. Ces lois peuvent se diviser en quatre groupes distincts: législations slavo-russes, législations germaniques, législations anglosaxonnes, législations des peuples latins.

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La Russie, dans son ensemble, comprend des populations de races diverses qui ne sont pas toutes soumises aux mêmes lois. Il ne saurait done

entrer dans notre pensée de donner une analyse même sommaire des régimes matrimoniaux qui les régissent. Nous ne nous attacherons qu'à esquisser dans leurs éléments essentiels ceux de ces régimes qui se réfèrent à la Pologne et à la Russie.

C'est la loi du 23 juin 1825 qui, pour la partie de l'ancienne Pologne annexée à la Russie, a organisé le régime matrimonial de droit commun en substituant à notre communauté légale qui y avait été en vigueur pendant la domination française une sorte de régime sans communauté, assez analogue à celui du droit français. Le mari administre les biens de sa femme et en perçoit les revenus à son profit exclusif: il a droit également à tous les produits du travail de celle-ci, à l'exception toutefois des revenus qu'elle tire, avec la permission de son mari, d'un commerce séparé, d'une industrie, d'un art ou de ses talents, lesquels lui demeurent propres. Le mari doit subvenir à toutes les charges du ménage. Il n'est pas tenu de fournir caution, ni de dresser un inventaire des biens de sa femme. Mais, en cas de mauvaise administration, de mise en péril de la fortune de l'épouse, de saisie des revenus par les créanciers, s'il devient impossible au mari de pourvoir aux besoins de la famille, la femme peut lui faire enlever par les tribunaux et se faire attribuer à elle-même ses droits d'administration et de jouissance.

Gomme administrateur du patrimoine de sa femme, le mari ne peut ni aliéner ni hypothéquer les immeubles de celle-ci, ni toucher des capitaux, ni transiger en ce qui concerne les immeubles, ni intenter une action sans le consentement de sa femme. Un tiers ne saurait valablement introduire une instance relative aux droits de la femme sans mettre en cause les deux époux.

Lorsque la femme a repris la libre administration de sa fortune à raison de la mauvaise gestion du mari, elle n'a pas le droit de procéder aux divers actes ci-dessus relatés sans le consentement marital et, à son défaut, sans l'autorisation de justice. Si le mari, sans compromettre la fortune de son épouse, ne lui fournit pas à elle ou à ses enfants un entretien convenable, il peut être contraint, par la voie judiciaire, à s'acquitter de cette obligation.

Dans le cas où le mari est débiteur de sa femme ou détenteur d'une créance qui lui appartient, elle a, pendant toute la durée du mariage jusqu'à sa dissolution, la garantie d'une hypothèque légale qui vaut du jour de son inscription. De même, la femme ou ses héritiers bénéficient d'un privilège sur tous les créanciers personnels du mari, tant pour les meubles que pour les immeubles.

Ce sont là, on ne saurait le méconnaître, pour les femmes, des conditions avantageuses et des garanties préférables à celles que donne notre communauté légale.

En Russie, la situation qu'occupe la femme dans la famille comporte une

indépendance à peu près absolue sous un régime légal de séparation de biens que nous allons analyser.

Il ne faudrait pas croire cependant que ce régime s'applique à tous les Russes. Dans certaines régions, les paysans ont conservé leurs anciennes coutumes. Mais, en somme, le code de 1833 ou Svod s'applique à des populations considérables. Voici quelles sont les règles qu'il trace pour l'organisation du régime de la séparation de biens.

Le mariage n'établit, entre le mari et la femme, aucune confusion d'intérêts. Tout ce que la femme possède à son entrée en ménage, ou qui lui advient ultérieurement par voie de succession, d'achat et de tout autre mode légitime d'acquisition, lui reste propre, et de même elle n'a aucune prétention à faire valoir de plein droit sur le patrimoine de son mari. Les deux époux ne peuvent disposer des biens l'un de l'autre qu'en vertu d'une procuration expresse. La femme ne peut être recherchée sur ses biens personnels par les créanciers du mari insolvable. Ces derniers n'ont aucune action sur la dot de l'épouse, ni sur les biens qu'elle possède par l'effet d'une donation, d'une succession ou qu'elle a légalement acquis d'une manière quelconque, ni sur ceux qui ont servi au remploi des précédents. I en est de même des biens qu'elle a reçus de son mari dix ans au moins avant le commencement des poursuites, du fonds de commerce qu'elle exploite séparément, et des bénéfices qu'elle prouve par ses livres en avoir retirés.

Le mari n'est tenu des dettes de sa femme que pour les engagements relatifs aux besoins du ménage en vertu du mandat tacite que toutes les législations attribuent à celle-ci. En cas d'insolvabilité des deux époux, les créanciers ne peuvent exercer de poursuites que sur certains biens appartenant à l'autre, comme les biens qui ont été donnés par l'insolvable à son conjoint moins de dix années avant l'introduction de l'action en justice ou qui, dans la même période, ont été acquis avec des capitaux fournis par celui qui est en état d'insolvabilité. La femme a même le privilège de retenir ces biens lorsqu'elle en est devenue propriétaire en payant le prix le plus élevé offert au moment des enchères ou en s'engageant à payer les dettes de son mari que la vente des biens de celui-ci ne parviendrait pas à couvrir.

Au mari et à la femme appartient également le droit d'aliéner ou d'hypothéquer à leur gré leur patrimoine propre en leur nom personnel et sans avoir besoin du consentement l'un de l'autre. Rien, par conséquent, ne s'oppose à ce qu'en cas de vente aux enchères des biens d'un des conjoints, l'autre en devienne acquéreur. Les deux époux peuvent aussi se transmettre réciproquement la propriété de leur patrimoine respectif, l'aliéner ou l'hypothéquer au profit de l'un et l'autre, en suivant les règles du droit commun. Ils ont la faculté de passer entre eux tous les contrats permis par la loi, de la même manière qu'ils le feraient avec des étrangers.

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