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14. Toutes ces théories ont un même fondement qui n'est autre que celui d'un matérialisme mécanique. Basées sur la force, la volonté générale ou l'utilité, elles n'admettent pas de règle de justice qui puisse imposer au législateur certaines limites en faveur des individus. L'idée de l'intérêt général bien entendu peut séduire, car cet intérêt coïncide avec l'accomplissement du devoir et le respect de l'idée du juste, mais ils ne se confondent pas. Si la société doit accommoder le droit de la manière la plus utile, c'est que le droit préexiste déjà dans sa substance. Ce système, qui fait céder la justice quand l'intérêt parle, a exercé une influence profonde sur les hommes publics et même dans la vie privée de certains peuples. Spencer l'appelle la grande superstition et nous dit que les doctrines courantes des utilitaires, comme la pratique courante des hommes politiques, témoignent d'une conscience insuffisante des rapports naturels de causalité... Ni les bons ni les mauvais résultats, ajoute-t-il, ne peuvent être accidentels. Ils sont les conséquences nécessaires de la nature des choses, des faits fondamentaux, et c'est l'affaire de la science de déduire, des lois de la vie et des conditions de l'existence, quelles espèces d'actes tendent à la production du bonheur et quelles à la production du malheur("). »

15. Le rationalisme subjectif de Kant (2) nous met en présence d'idées nobles et élevées, mais insuffisantes pour établir le véritable fondement du droit. Il nous dit que le droit est l'ensemble des conditions moyennant lesquelles la liberté de chacun peut coexister harmonieusement avec celles de ses semblables. Un individu ne peut être soumis à d'autres lois qu'à celles qu'il se donne à lui-même, soit seul, soit de concert avec d'autres. De la coexistence de plusieurs être doués de raison, naît la nécessité rationnelle, la loi juridique de restreindre sa liberté autant que l'exige la possibilité de la même liberté chez les autres. Après l'intervention d'un pacte libre constituant l'association, l'ordre juridique se trouve basé sur la restriction de la liberté de chacun, au profit de la liberté de tous. On reconnaît là l'influence de Rousseau. Cette loi ainsi établie doit s'allier avec l'idée du pouvoir civil, afin de réaliser et de maintenir la liberté de tous à l'aide d'une coaction physique. C'est donc le pouvoir qui, en définitive, décidera quelle somme de liberté il faut et quels droits il convient d'accorder à chacun. La simple possibilité pour les autres d'exercer une liberté limitera la mienne, alors que mon activité ne devrait s'arrêter que devant le fait préalable d'autrui.

Comment admettre, d'ailleurs, qu'aucun droit, aucun rapport juridique ne puisse exister, à moins d'être créé par la coexistence des personnes entre lesquelles il intervient? Comment expliquer, avec cette théorie, les relations

(1) Herbert SPENCER, L'individu contre l'État, traduction, p. 154-158. (2) KANT (1724-1804), Éléments métaphysiques de la doctrine du droit (1796).

de droit que fait naître la puissance paternelle? Ne serait-ce pas enlever tout fondement aux lois de la famille et rendre tous les droits vagues et incertains, s'ils ne dépendaient que de la raison et de la volonté des contractants et non de la nature des institutions qui les produisent? La raison et la liberté ont leur rôle évidemment pour reconnaître le droit et le mettre en œuvre, mais non pour le créer. S'il était vrai que le droit existât, dès qu'un acte quelconque se produit pour la liberté de l'un se conciliant avec la liberté des autres, il n'y aurait pas d'impossibilité à reconnaître comme des droits les actes les plus illicites et les plus immoraux. On aboutirait encore au règne de la force, si une majorité rejetait les droits individuels comme contraires à la liberté sociale, en l'absence de toute règle objective susceptible de les défendre.

16. La théorie de Hégel respecte la liberté et la personnalité humaines dans leur principe premier: le droit, d'après lui, n'est autre chose que la volonté libre, et il dira à l'individu: sois une personne et respecte les autres comme une personne. Voilà bien la loi juridique fondamentale, le principe du droit naturel qui se dégage de l'idée de personnalité. Le droit de propriété, par exemple, se déduira du rapport de la volonté personnelle avec les choses extérieures. Mais Hégel va plus loin, la volonté, qui mérite vraiment ce nom, n'est autre que la volonté universelle, existant objectivement dans le monde. En dehors d'elle, les volontés individuelles avec leurs tendances et leurs aspirations n'ont pas d'état réel.

Schelling avait partagé cette idée de l'absolu, et le panthéisme allemand arrive à absorber l'individu dans l'État qui, seul, est la réalité de l'idée morale, la volonté substantielle, la fin absolue de l'homme. L'homme est bien fin en soi et doit être respecté comme tel par l'individu, mais non quant à l'État, parce que l'État ou la nation est sa substance(), Ne résulte-t-il pas de là que le droit s'identifie avec l'État, qui devient la source de tous les droits, même des droits individuels. L'homme n'est respecté dans ses droits qu'à la condition de subordonner son activité à l'universel, c'est-à-dire à l'État, comme à sa fin dernière, à l'État, condition indispensable pour réaliser la prospérité de chaque citoyen. Cette manifestation de l'absolu par l'État, qui est la conception de l'idée hégelienne, justifie par avance toute tyrannie, toute absorption des droits de l'individu et donne force de droit à tout fait qui, historiquement et publiquement, est imposé par la double puissance de la force et du succès.

17. L'école de Krause (3), dont Ahrens surtout s'est fait le vulgarisateur,

(1) HEGEL (1770-1831), Naturrecht und Staatwissenchaft oder Grundlinien der Philosophie des Rechts, 1821.

(2) HEGEL, op. cit.

(3) KRAUSE (1781-1832), Grundlage des Naturrechs.

au point de vue du droit, n'arrive pas à des conséquences différentes. D'après lui, Dieu est l'essence infinie, en dehors de laquelle il n'y a rien. Tous les êtres créés sont contenus en lui comme la partie dans le tout. La moralité trouve sa synthèse dans cette pensée que toute volonté et tout acte sont une portion de l'essence divine qui réalise sa vie dans les temps. Le droit est l'ensemble des conditions temporelles de la vie, dépendantes de la liberté, pour l'accomplissement harmonique de la destination humaine ("), Il réalise dans la société le perfectionnement et le bonheur de l'humanité, et chaque homme a besoin, pour se développer, de la coopération d'autres êtres qui lui prêtent des conditions déterminées de vie physique, intellectuelle et effective.

Or c'est l'État qui, constituant le grand organisme social, est chargé de réaliser ces conditions et de rendre efficace le droit de l'humanité. Il contient en lui tous les éléments propres à faciliter les tendances actives des individus. Il est apte à organiser les sphères dans lesquelles l'homme peut se développer la religion, la morale, l'art, la science, l'éducation, le commerce, le droit; s'il laisse à l'individu, aux influences spontanées, le soin de réaliser la culture scientifique ou artistique, c'est lui qui doit avoir la mission de répartir également la propriété territoriale, d'organiser le travail et le commerce. Le principe d'indépendance des sphères particulières n'autorise jamais une séparation avec l'État qui enlace toutes les institutions par un lien de justice dans l'intérêt du perfectionnement social.

Pourra-t-on dire que la doctrine de Krause fait découler les droits de la personnalité, si l'homme n'est jamais que la réalisation de la divinité dans une de ses manifestations? Il n'a vraiment alors ni personnalité, ni liberté vraie; il doit fatalement accomplir sa destinée. L'extension que ce système donne à l'idée du droit aboutit nécessairement au socialisme, puisque l'homme peut exiger tout ce qui est nécessaire à son essence, à son perfectionnement indéfini. Le législateur n'est soumis à aucune limite, dès qu'il juge que telle décision est utile au bien commun de la société. Ce sera donc l'arbitraire de la société, la suppression de toute initiative particulière, de tout droit individuel. Cette théorie du perfectionnement de la loi livrée à toutes les fantaisies, et qu'aucun principe de justice et de respect de la personnalité n'arrêterait, ne serait que la justification de tous les moyens pour arriver à une fin sociale entrevue. Ce serait la ruine même du droit naturel.

18. L'École positiviste, dont la sociologie est la philosophie politique (2),, doit son nom à sa méthode d'observation des phénomènes sociaux. La société, arrivée à son développement, n'admet plus que des faits réels et constatés; les connaissances humaines sortent de la fiction et d'un état abs

(1) AHRENS, Cours de droit naturel, édit. 1863, I, p. 137.

(2) BEUDANT, Le droit individuel et l'État, p. 215.

strait pour revêtir un caractère scientifique. Le positivisme ne s'arrête pas à de prétendues causes premières, à des idées métaphysiques, mais entasse les documents, les faits, les statistiques pour leur demander les lois, déterminant les phénomènes et leur enchaînement (1).

L'homme est, comme tous les êtres, un produit de l'évolution et ne peut s'y soustraire. Cette loi nécessaire doit s'expliquer par la physique, la biologie, la physiologie, et la sociologie trouve en elle son fondement. Les sciences morales et naturelles doivent être soumises à la même méthode. Spencer trouve que c'est vouloir pénétrer l'inconnaissable que de prétendre dépasser les données de l'observation des faits groupés et déterminés dans les rapports qui les unissent. Le physicien étudie les phénomènes de la nature, le biologiste les règles et les conditions de la vie, le sociologue doit se mettre en face des phénomènes vitaux de l'organisme social, qui a une personnalité vivante et indépendante des membres qui le composent. L'homme, l'individu, se trouve déchu de son rôle comme sujet de droit. Celui-ci n'existe que dans la société et à son profit. «La conscience sociale, dit CourcelleSeneuil, après Littré, engendre la conscience individuelle, l'éclaire et la contrôle; l'homme n'a d'autres droits que ceux qu'il tient de la société (2),» On applique aux sociétés envisagées comme organisme les lois darwiniennes de l'évolution par la concurrence vitale», et du progrès par la sélection naturelle (3).

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(1) BEUDANT, Le droit individuel et l'État, p. 215.

(2) COURCELLE-SENEUIL, Étude sur la science sociale, p. 150. cation de la sociologie au gouvernement, p. 108.

Littré, Appli

(3) Un passage d'Henry GEORGE, dans son ouvrage Progress and poverty, t. X, (1886), montre que la théorie de l'évolution n'est pas toujours d'accord avec les faits. La terre est une tombe d'empires qui sont morts, non moins que d'hommes qui ont disparu. Le progrès, au lieu de préparer les hommes pour de plus grands progrès, a fixé un terme où toutes les civilisations se sont arrêtées, celles-là mêmes qui ont atteint le même degré de vigueur et d'élan que le nôtre. Chaque fois l'art a décliné, la science est descendue, le pouvoir s'est affaibli et la population a diminué jusqu'au point que les peuples qui ont construit de vastes temples et de puissantes villes, qui ont creusé de grandes rivières et percé des montagnes, qui ont cultivé la terre comme un jardin et introduit les plus grands raffinements dans les détails les plus insignifiants de la vie, se sont trouvés réduits à des bandes de misérables barbares qui ont perdu bientôt la mémoire de ce qu'ont été leurs ancêtres et ont regardé les débris que ceux-ci ont laissés de leur grandeur comme l'œuvre de génies ou d'une race puissante antérieure au déluge.» Les découvertes modernes prouvent chaque jour ce fait historique d'une décadence et d'un recul. Les ruines magnifiques découvertes dans toutes les parties du monde attestent une civilisation aussi avancée que la nôtre au point de vue matériel. (DEVAS, Ground Works of Economies, ch. xIII.) - Les civilisations qui se succèdent ne prouvent pas d'ailleurs la théorie de l'évolution. Quand une civilisation périt, la race qui surgit est entièrement différente de la race déchue;

Les phénomènes sociaux comme les phénomènes biologiques indiqueront leur nécessité et leur caractère de lois naturelles par leur persistance. Spencer constate que la propriété est reconnue par une foule de peuplades et la considère comme un droit naturel, à raison de la généralité du phénomène, sans s'arrêter à la nature de l'homme et au développement de sa personnalité.

On oublie, d'ailleurs, constamment l'individu pour ne voir que le groupe social. Une simple cellule sociale ne pourrait s'insurger contre l'organisme tout entier; la volonté humaine ne peut songer à détruire les règles qui servent de fondement à l'évolution des rapports sociaux. La sociologie, dit M. Beudant, se rencontre avec le panthéisme hégelien qui met le droit dans l'éternel devenir. Les deux systèmes, au lieu de partir de la nature humaine pour en déduire le droit, prennent l'un et l'autre les faits réels ou supposés pour y conformer l'homme. La notion du droit, Auguste Comte, doit disparaître du domaine philosophique... Le positivisme n'admet que des devoirs... Tout droit humain est absurde autant qu'immoral (2). "

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Le droit individuel disparaît donc, et l'État se trouve investi d'un pouvoir sans limite. Il est vrai que Spencer aboutit à un individualisme excessif et tend même, en détruisant tout pouvoir social, à ce qu'il appelle «l'individuation parfaite.» Mais, malgré la différence du point de départ, les conséquences se rapprochent; le point de vue biologique fait place au point de vue social. D'après cette donnée, l'espèce seule a des droits; l'homme ne peut en avoir aucun et ne compte pas par lui-même; chaque société particulière se développe suivant un déterminisme absolu, comme l'humanité, dont chacune d'elle n'est qu'une étape. La liberté humaine et l'inviolabilité personnelle n'ont donc rien à gagner à cette limitation des pouvoirs de l'État. La nature ne peut nous mettre en présence que de faits et non de droits. Les droits de propriété, de famille et tous autres ne sont que des moyens artificiels et fictifs pouvant donner une impulsion à l'activité humaine, mais ne constituant pas pour l'homme un patrimoine réel. L'organisme social et universel doit être le seul souverain, tenir sous sa puissance la personne, la vie, la liberté et les biens des particuliers.

L'influence de la doctrine positiviste a été considérable dans tous les pays. En France, elle a séduit presque tous ceux qui se sont livrés à l'étude

elle n'est pas la race élevée et modifiée par la transmission héréditaire, mais une race nouvelle. SPENCER, dans ses Principes de sociologie, (I, p. 50), dit qu'on peut croire que les hommes d'un type inférieur existant aujourd'hui ne sont pas des exemplaires de l'homme tel qu'il a existé dès l'origine, et qu'il est probable que plusieurs d'entre eux ont eu des ancêtres qui ont atteint un degré supérieur. (1) BEUDANT, Le droit individuel et l'État, p. 239.

(2) Aug. COMTE, Catéchisme positiviste, p. 288 et suiv.; Cours de philosophie, t, VI, p. 454.

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