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théorie darwinienne et la science du langage, a traité de cette corrélation de la naissance de l'homme et de l'apparition du langage articulé. « Si c'est le langage qui fait l'homme, dit-il, nos premiers pères n'ont pas été réellement hommes : ils ne le sont devenus qu'au moment où se forma le langage, et cela grâce au développement du cerveau, grâce au développement des organes de la parole. » La linguistique, comme toutes les autres sciences naturelles, nous force à admettre que l'homme puise son origine dans l'évolution de formes inférieures. Nous avons à notre tour repris ce sujet, lors de l'excellente communication sur le Précurseur de l'homme, faite par M. de Mortillet à l'Association française pour l'avancement des sciences (1), au sujet des silex taillés trouvés dans les couches marneuses de l'étage des calcaires de Beauce. D'après les lois de la paléontologie, l'homme actuel ne devait pas exister à cette époque; la succession des faunes dans les divers étages géologiques est, en effet, reconnue et acquise d'étage en étage les animaux se modifient, et leurs variations se précipitent d'autant plus que leur organisation est plus compliquée. Trois fois au moins la faune s'est renouvelée depuis l'époque de formation du calcaire de Beauce, et les mammifères du niveau des marnes à silex dont il est question appartiennent à des genres éteints, à des genres prédécesseurs mais distincts des genres aujourd'hui vivants. L'on ne peut admettre avec quelque raison que l'homme seul ait échappé à cette variation, l'homme, précisément, dont l'organisation est des plus compliquées la taille des silex de l'époque tertiaire moyenne serait donc due à un genre précurseur de l'homme. Cette opinion revêt, à nos yeux, les caractères de la plus haute vraisemblance et elle répond de tous

(1) Seconde session, tenue à Lyon, août 1873.

points à la doctrine exposée par Schleicher dans les opuscules dont nous parlions ci-dessus. Si nous ne pouvons admettre, sans tomber dans des conceptions métaphysiques et puériles, que la faculté du langage articulé ait été un beau jour acquise à l'homme sans cause, sans origine, ex nihilo, il nous faut bien accepter alors qu'elle est le fruit d'un développement progressif des organes. Cela suppose avant l'homme, avant l'être caractérisé par la faculté du langage articulé, un autre être en train d'acquérir cette faculté, c'est-à-dire en voie de devenir homme. Ainsi que l'enseigna Schleicher, il faut admettre qu'un certain nombre seulement de ces êtres encore dépourvus de la faculté du langage articulé - mais bien près de l'acquérir la gagnèrent en réalité, sous l'influence de conditions heureuses et, dès lors, eurent réellement droit à la dénomination d'hommes; mais que, par contre, un certain nombre d'entre eux, moins favorisés par les circonstances, échouèrent dans leur développement et tombèrent dans la métamorphose régressive: nous aurions à reconnaître leurs restes dans les anthropomorphes, gorilles, chimpanzés, orangs, gibbons. Nous verrons plus loin, lorsqu'il s'agira de passer l'examen des différentes couches, des différentes strates du langage, que ces couches diverses témoignent de la façon la moins équivoque d'un progrès constant, d'un développement naturel, d'un perfectionnement régulier.

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D'ailleurs, en présence de ce perpétuel spectacle d'évolution qui se déroule sous nos yeux dans la nature entière, nous ne pouvons pas ne pas admettre que la faculté du langage articulé ne se soit acquise petit à petit, grâce à un développement progressif des organes. Et peu importe que ce développement soit dû aux différentes sortes de sélection, à la sélection naturelle ou bien à la sélection sexuelle, ou qu'il provienne d'autres causes, inconnues encore à ce

jour. C'est un sujet sur lequel nous ne pouvons nous étendre; il appartient à l'étude générale de la variabilité et de la transformation des espèces, et nous devons nous contenter de l'indiquer. Ici, sans doute, comme partout ailleurs, la fonction a été pour beaucoup dans les progrès de l'organe lui-même, mais ici également, comme partout, l'organe tel qu'il est, l'organe sous sa forme actuelle, n'a pu que procéder d'une forme inférieure.

Il faut donc reconnaître, en définitive, que cette caractéristique de l'homme, la faculté du langage articulé, est purement relative. Nous découvrons son origine et ses rudiments (1); nous comprenons que nos pères ne l'ont acquise que par degrés, dans le combat pour le progrès d'où ils devaient sortir victorieux. Ici, en un mot, ici encore les zélateurs du prétendu règne humain en sont pour leurs dépenses de sentimentalisme et de métaphysique.

Mais, pour être relative, cette faculté n'en est pas moins particulière, spéciale à l'homme, et, au demeurant, c'est grâce à elle seule que le premier des primates peut porter ce nom d'homme qu'il a gagné, à travers des milliers de siècles, au prix de luttes incessantes.

(1) LAMARCK, Philosophie zoologique, édition Ch. Martins, t. I, p. 346. Paris, 1873. — DARWIN, La descendance de l'homme, traduct. franç., t. I, p. 59. — HÆCKEL, Histoire de la création des êtres organisés, traduct. franç., p. 591.

CHAPITRE III.

PREMIÈRE FORME LINGUISTIQUE - LE MONOSYLLABISME LES LANGUES ISOLANTES.

Parmi les formes différentes que peuvent présenter les langues ou les familles de langues, la forme monosyllabique est la plus simple; c'est la forme élémentaire, chez laquelle les mots sont de simples racines. Ces racines-mots ou ces mots-racines n'éveillent qu'une idée essentiellement générale. Nulle indication de personne, de genre, de nombre; nulle indication de temps, de mode; point d'éléments de relation, point de conjonctions, point de prépositions. Rien qu'une idée très-large sinon très-vague une idée que ne rend même pas la forme, si peu déterminée déjà, de notre infinitif.

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Dans ce premier état - nous dirons plus tard dans cette première couche - la forme du mot est donc unique : c'est la racine telle quelle, la racine invariable. La langue, dans cette première étape, n'est formée que d'éléments dont le sens est éminemment général : point de suffixes, point de préfixes, aucune modification, quelle qu'elle soit, qui puisse indiquer une relation, un rapport quelconque. A ce premier degré, le plus simple de tous, la phrase est donc faite d'après cette formule: racine + racine + racine, etc., etc., et ces racines successives c'est là le point capital à noter sont toujours invariables.

L'on comprend, après ce court exposé, pourquoi les langues de cette espèce ont reçu l'épithète générale de monosyllabiques ou d'isolantes. Il est bon de le dire dès maintenant, tous les systèmes linguistiques ont passé par cette période du monosyllabisme; les langues les plus com

plexes sous le rapport de la forme, c'est-à-dire les langues å flexion — telles, par exemple, que les langues indo-européennes - révèlent à l'analyse scientifique des traces non équivoques d'une origine monosyllabique, origine lointaine, origine indirecte, mais que l'on ne saurait mettre en doute un seul instant. C'est ce que nous aurons à constater en temps opportun. Nous verrons aussi, au moment voulu, que la forme intermédiaire, la période de l'agglutination où l'on rencontre, par exemple, le basque, le japonais, les langues dravidiennes a donné naissance au système de la flexion, mais qu'elle provient, elle-même, de la couche inférieure, celle du monosyllabisme qui nous occupe en ce moment.

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Ce n'est pas à dire que toutes les langues agglutinantes doivent se changer quelque jour en langues à flexion, ni que toutes les langues isolantes - c'est-à-dire monosyllabiques soient appelées à devenir agglutinantes. Non, sans doute. Bien des langues ont péri qui appartenaient aux deux classes inférieures, et il est assuré que, parmi les langues aujourd'hui vivantes et qui se trouvent, soit à l'étage du monosyllabisme, soit à celui de l'agglutination, le plus grand nombre est fixé d'une manière définitive : l'on peut dire, par exemple, sans hésitation que le basque, que les idiomes des Indiens de l'Amérique septentrionale périront sous leur forme actuelle.

D'ailleurs, ce n'est pas sans causes déterminantes que telle ou telle langue s'est fixée de façon définitive en telle ou telle couche, par exemple, dans celle du monosyllabisme ou dans celle de l'agglutination, et qu'elle ne manifeste plus que des tendances très-faibles et très-rares à atteindre la couche supérieure. Il se peut que ces motifs aient été multiples, qu'ils aient été d'ordre fort divers, et le soin de les découvrir est une tâche ardue; on ne l'a pas encore abordée. Elle doit avoir pourtant un heureux suc

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