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Nous ne saurions trop le répéter, la linguistique n'a rien de commun, ni de près ni de loin, avec ces exercices divinatoires. Le premier écueil dont elle garde ses disciples, c'est la tentation de rapprocher des mots tout faits; l'étymologiste ne peut pas ne pas céder à cette tentation, puisqu'elle constitue précisément son procédé opératoire. Sans doute le linguiste devra parfois se laisser guider par de pures et simples présomptions; mais celles-ci ne pèseront ni sur ses conclusions ni sur le mode de ses recherches. Ce qu'il prétend découvrir, ce qu'il étudie, ce sont les éléments simples des langues et les procédés d'agrégation de ces éléments; c'est le système de fonctionnement des formes organiques; ce sont les lois qui président au développement de ces formes et ensuite à leurs altérations.

La linguistique n'est donc qu'une science naturelle. C'est, d'ailleurs, ce que nous allons constater à nouveau en entrant dans un autre ordre d'idées.

CHAPITRE II.

LA FACULTÉ DU LANGAGE ARTICULÉ

SA LOCALISATION

SON IMPORTANCE DANS L'HISTOIRE NATURELLE.

L'homme n'est homme que parce qu'il possède la faculté du langage articulé. C'était là, jadis, une proposition malsonnante. Elle est passée aujourd'hui à la condition de vérité banale, aux yeux du moins des personnes qui tiennent pour liquidé, et bien liquidé, le compte de la métaphysique. Sans doute, c'est un raisonnement peu convainquant que d'en appeler aux autorités, même les plus reconnues; pourtant il ne nous sera pas interdit de citer, à propos du sujet qui nous occupe, l'opinion de quelques auteurs dont la science s'honore à bon droit; celle, par exemple, de M. Charles Martins: «Le langage articulé est le caractère distinctif de l'homme (1) »; celle de M. Darwin : <«<Le langage articulé est spécial à l'homme, bien que, comme les autres animaux, il puisse exprimer ses intentions par des cris inarticulés, par des gestes et par les mouvements des muscles de son visage (2); » celle de M. Hunfalvy: «L'origine de l'homme doit être placée à l'origine du langage (3) » ; celle de M. Hæckel: « Rien n'a dû ennoblir et transformer les facultés et le cerveau de l'homme autant que l'acquisition du langage. La différen

(1) La création du monde organisé, in Revue des deux mondes, 15 décembre 1871, p. 778.

(2) La descendance de l'homme et la sélection sexuelle, trad. franç. de E. Barbier, t. 1, p. 58.

(3) Congrès international d'anthropologie et d'archéologie préhistoriques; cinquième session, p. 436.

ciation plus complète du cerveau, son perfectionnement et celui de ses plus nobles fonctions, c'est-à-dire des facultés intellectuelles, marchèrent de pair, et en s'influençant réciproquement, avec leur manifestation parlée. C'est donc à bon droit que les représentants les plus distingués de la philologie comparée (c'est la linguistique que l'auteur veut dire) considèrent le langage humain comme le pas le plus décisif qu'ait fait l'homme pour se séparer de ses ancêtres animaux. C'est un point que Schleicher a mis en relief dans son travail Sur l'importance du langage dans l'histoire naturelle de l'homme. Là se trouve le trait d'union de la zoologie et de la philologie comparée; la doctrine de l'évolution met chacune de ces sciences en état de suivre pas à pas l'origine du langage ». Et plus loin : « Il n'y avait point encore chez cet homme-singe de vrai langage, de langue articulée exprimant des idées (1). »

A temps voulu, nous reviendrons sur la corrélation de la naissance de l'homme et de celle de la faculté du langage articulé. Nous nous en tenons pour l'instant à ce point capital, que la faculté dont il s'agit constitue la caractéristique unique de l'humanité.

C'est en vain que l'on a cherché dans la comparaison de la constitution anatomique de l'homme et de celle des animaux inférieurs une divergence quelconque, un autre écart que celui du plus au moins. Et cet écart a-t-il encore été diminué d'une façon considérable, à tous les yeux désintéressés, depuis la découverte des anthropoïdes africains. On peut dire que la théorie sentimentale du règne humain se trouve définitivement à bas et que son discrédit est parachevé. Ni l'évolution dentaire, ainsi que l'a démontré M. Broca, ni les caractères de l'os intermaxillaire, ni la structure des mains et des pieds, ni la constitution et les

(1) Histoire de la création des êtres organisés, d'après les lois naturelles, trad. franç. de Ch. Letourneau, p. 592 et 614.

fonctions de la colonne vertébrale, ni la conformation du bassin et du sternum, ni le système musculaire, ni les faits relatifs aux appareils sensoriaux externes, ni l'appareil digestif, ni les caractères anatomiques ou morphologiques du cerveau ne détachent l'homme des anthropoïdes (1). Bien plus, il existe sous ce rapport un intervalle tout autrement considérable entre les singes inférieurs et les anthropoïdes qu'entre ces derniers et l'homme (2). L'on s'est rejeté alors sur des caractères soi-disant non physiques. Mais il s'est trouvé que les animaux inférieurs possédaient la prévoyance, la mémoire, l'imagination, le raisonnement, la pudicité, la dose de volonté compatible avec le déterminisme organique, et qu'ils donnaient les témoignages les moins équivoques de sentiments de pitié, d'admiration, d'ambition, d'affection, d'amour de la domination, d'initiative dans le travail.

En fin de compte, il fallut produire les deux arguments de réserve l'argument de la religiosité, l'argument de la moralité. Leur succès fut malheureux. Il est aisé, en effet, de soumettre la religiosité à la même critique dont relèvent toutes les manifestations intellectuelles et de démontrer que son origine n'est que la terreur, la crainte d'un inconnu Primus in orbe deos fecit timor. L'enfant ne

(1) BROCA, Discours sur l'homme et les animaux, in Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, 1866, p. 53. L'ordre des primates. Parallèle anatomique de l'homme et des singes, ibid., 1869, p. 228. Études sur la constitution des vertèbres caudales chez les primates sans queue, in Revue d'anthropologie, t. II, p. 577. Consultez encore sur cet important sujet : VOGT, Leçons sur l'homme, huitième leçon. SCHAAFFHAUSEN, Les questions anthropologiques de notre temps, in Revue scientifique, 1868, p. 769.- Paul BERT, Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, 1862, p. 473. - BERTILLON, ibid., 1865, p. 605. - MAGITOT, ibid., 1869, p. 113.

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(2) BROCA, L'ordre des primates, etc., op. cit. passim. DALLY, L'ordre des primates et le transformisme, in Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, 1868, p. 673.

vient jamais au monde doué d'une faculté religieuse : « Il sait là-dessus ce qu'on lui enseigne, mais il ne devine rien ; il n'en a pas la connaissance intuitive (1). » C'est ce que M. Broca a exposé en termes excellents : « L'auteur d'une conception religieuse met en jeu des facultés actives, parmi lesquelles l'imagination joue souvent le principal rôle. Voilà une première espèce de religiosité que j'appellerai la religiosité active; mais elle ne se manifeste que chez un très-petit nombre d'individus. La plupart, l'immense majorité des hommes, n'ont qu'une religiosité passive, qui consiste purement et simplement à croire ce qu'on leur dit sans avoir besoin de le comprendre, et cette religiosité n'est le plus souvent qu'un résultat de l'éducation. Dès l'âge le plus tendre, l'enfant est élevé au milieu de certaines croyances; on y façonne son esprit sans qu'il soit en état de discuter et de raisonner. Aucune intelligence ne peut se soustraire à l'action de cet enseignement, combiné et perfectionné depuis des siècles. L'enfant s'y soumet toujours, et souvent d'une manière définitive. Il croit sans examen, parce qu'il n'est pas encore capable d'examiner, et parce que, pour toutes les notions, religieuses ou autres, il s'en rapporte aveuglément à l'autorité de ses instituteurs. Il n'y a rien dans tout cela qui puisse nous révéler l'existence d'une faculté, d'une aptitude ou d'une aspiration particulière. Mais avec l'âge, avec l'expérience, avec l'étude surtout, cet état passif de l'esprit fait place presque toujours à un certain degré de scepticisme. On apprend à se

(1) LETOURNEAU, De la religiosité et des religions au point de vue anthropologique, in Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, 1865, p. 581. Sur la méthode qui a conduit à établir un règne humain, ibid., 1866, p. 269.- LAGNEAU, Sur la religiosité, ibid., 1865, p. 648.

COUDEREAU, Sur la religiosité comme caractéristique, ibid., 1866, p. 329. BROCA, Discours sur l'homme et les animaux, ibid., 1866, p. 59 et 74.- DALLY, Du règne humain el de la religiosité, ibid., 1866, p. 121.

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