Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE V.

TROISIÈME FORME LINGUISTIQUE LA FLEXION.

Nous arrivons à la troisième et dernière forme du langage la flexion. Nous avons vu que dans la période du monosyllabisme la racine et le mot étaient tout un, que la phrase n'était qu'une succession de racines monosyllabiques, isolées les unes des autres. Dans la seconde période nous avons vu que certaines racines, passant de la condition de mots indépendants à l'état de simples suffixes ou préfixes, ne servent plus qu'à exprimer les relations, actives ou passives, des racines qui ont conservé leur pleine et entière signification.

Dans la première période la formule du mot, ainsi que nous l'avons dit, est simplement R et la formule de la phrase est R+R+ R, etc.; par R nous entendons la racine. Si nous représentons par R les racines dont le sens primitif s'est oblitéré et qui ne servent plus que de préfixes ou de suffixes, nous avons comme formules des mots, dans la seconde période, RR, RRR, RR, RRR et nombre de combinaisons analogues..

Deux systèmes de langues, celui des langues sémito-khamitiques et celui des langues indo-européennes, après avoir connu la période du monosyllabisme, puis celle de l'agglutination, arrivèrent, indépendamment l'un de l'autre, à la troisième phase, celle de la flexion.

§ 1. Qu'est-ce que la flexion?

C'est la possibilité, pour la racine, d'exprimer par une modification de sa propre forme les rapports qu'elle affecte

avec telle ou telle autre racine. Dans tous les mots d'une langue à flexion la racine n'est pas nécessairement modifiée, elle demeure parfois telle quelle, comme dans la période de l'agglutination, mais elle peut être modifiée. Les langues dans lesquelles les relations que les mots affectent entre eux peuvent ainsi être exprimées, non-seulement par l'annexion de suffixes et de préfixes, mais encore par une variation de la forme même de la racine, sont des langues à flexion, des langues inflectives.

X

Si nous représentons par un exposant * cette puissance de la racine, la formule RR de l'agglutination peut devenir RR dans la période de la flexion.

Il y a plus. Non-seulement la racine que les Chinois auraient appelée «< pleine» peut recevoir cet exposant, comme nous le voyons dans la formule précédente, mais la racine qui forme l'élément de relation, le suffixe, peut également être modifiée. Voici, pour plus de clarté, un exemple de ce fait pris dans le système des langues indoeuropéennes. Le sanskrit êti «< il va », le latin it, dont la vieille forme est eit, le lithuanien eiti procèdent tous d'une forme commune AIT « il va ». Les deux racines qui ont contribué à former ce mot sont I « aller » et TA, pronom démonstratif que nous retrouvons dans le grec to « le » (au neutre), dans le latin iste. Ces deux racines ont été soumises à la flexion dans le mot qui nous occupe. Nous ne savons pas, à la vérité, quelle est la cause qui détermina la modification du radical I en AI, mais nous savons fort bien l'élément TA a été changé en TI pour passer du sens passif au sens actif. Nous trouvons, en effet, ce pronom avec un sens passif toutes les fois qu'il reste tel quel : en latin, par exemple, dans scrip-tu-s « écrit » rup-tu-s « rompu », en grec dans the-to-s «< gnô-to-s <«< connu »; au contraire, sous sa forme modifiée il donne un sens actif à la racine à laquelle il est suffixé : c'est ce

que

placé »,

que montrent, par exemple, le latin ves-ti-s « vêtement », le grec man-ti-s «voyant » .

La formule d'un mot, dans une langue inflective, peut donc être également R*R*. Ajoutez une série très-variée d'autres combinaisons que nous ne pouvons énumérer ici.

§ 2. Flexion indo-européenne et flexion sémitique.

Nous passerons tout à l'heure en revue, avec plus ou moins de détails, les deux systèmes de langues à flexion, le système indo-européen (sanskrit, perse, grec, latin, idiomes slaves, celtiques, etc.) et le système sémitique (hébreu, arabe, etc.). Mais avant de procéder à cet examen, il nous faut mettre en relief un fait très-important et d'ordre général. Ce n'est point seulement par leurs racines que les langues sémitiques et les langues indo-européennes sont totalement distinctes les unes des autres; elles diffèrent encore en ce qui concerne leur structure elle-même. Les unes et les autres sont indiscutablement des langues à flexion, mais la flexion n'est point chez les unes ce qu'elle est chez les autres. Schleicher (1) et M. Whitney (2) ont examiné cette question de très-près, avec la sûre méthode qui caractérise tous leurs travaux et nous ne pouvons mieux faire que de rapporter ici ce qu'ils ont écrit à ce sujet.

Le système sémitique, dit Schleicher, n'avait, avant la séparation des idiomes sémitiques en langues distinctes les unes des autres, point de racines auxquelles on pût donner une forme sonore quelconque, comme cela était le cas dans le système indo-européen le sens de la racine

(1) Die deutsche sprache, deux. éd., p. 21. Stuttgart, 1869. Semitisch und indogermanisch, Beiträge zur vergleichenden sprach forschung, t. II, p. 236. Berlin, 1861.

(2) Language and the Study of Language, 3e édit., p. 300. Londres, 1870.

était attaché à de simples consonnes, c'est en leur adjoignant des voyelles qu'on indiquait les relations du sens général. C'est ainsi que les trois consonnes qt l constituent la racine de l'hébreu qûtal, de l'arabe qatala «< il a tué », de qutila «< il fut tué », de l'hébreu hiqtil «< il fit tuer», de l'arabe maqtûlun « tué ». Il en est tout différemment dans le système indo-européen, où le sens est attaché à une syllabe parfaitement prononçable. Seconde différence. La racine sémitique peut admettre toutes les voyelles propres à modifier son sens; la racine indo-européenne, au contraire, possède une voyelle qui lui est propre, qui est organique (ainsi la racine du sanskrit manvé « je pense », du grec menos « pensée », du latin mens, moneo, du gothique gamunan « penser », n'a pas indifféremment pour voyelle a, e, o, u, mais seulement et nécessairement a). Cette voyelle organique de la racine indo-européenne ne peut d'ailleurs se changer, à l'occasion, qu'en telle ou telle autre voyelle, d'après des lois que reconnaît et détermine l'analyse linguistique.

Troisième différence. La racine sémitique est trilitère : qtl « tuer», ktb « écrire », dbr « parler »; elle provient, sans nul doute, de formes plus simples, mais enfin c'est ainsi qu'on la reconstitue. Par contre, la racine indoeuropéenne est bien plus libre de forme, comme le montrent, par exemple, i « aller », su« verser, arroser »; toutefois elle est monosyllabique. -- Le système sémitique n'avait que trois cas et deux temps, le système indo-européen a huit cas et cinq temps au moins. Tous les mots de l'indo-européen ont une seule et même forme, celle de la racine (modifiée ou non), accompagnée du suffixe dérivatif; le sémitique emploie aussi cette forme (exemple, l'arabe qatalta « toi, homme, tu as tué »), mais il connaît aussi la forme où l'élément dérivatif est préfixé, celle où la racine est entre deux éléments dérivatifs, d'autres formes encore.

La flexion sémitique, dit de son côté M. Whitney, est totalement différente de la flexion indo-européenne et ne permet point de faire dériver les deux systèmes l'un de l'autre, non plus que d'un système commun. La caractéristique fondamentale du sémitisme réside dans la forme trilitère de ses racines : celles-ci sont composées de trois consonnes, auxquelles différentes voyelles viennent s'adjoindre en tant que formatives, c'est-à-dire en tant qu'éléments formatifs, éléments indiquant les relations diverses. de la racine. En arabe, par exemple, la racine qtl présente l'idée de «< tuer » et qatala veut dire « il tua », qutila « il fut tué », qatl « meurtrier », qitl « ennemi », etc. A côté de cette flexion due à l'emploi de différentes voyelles, le sémitisme forme aussi ses mots en se servant de suffixes et de préfixes, parfois également d'infixes. Mais l'agrégation d'affixes sur affixes, la formation de dérivatifs tirés de dérivatifs, lui est comme inconnue; de là la presque uniformité des langues sémitiques. La structure du verbe sémitique diffère profondément de celle du verbe indoeuropéen. A la seconde et à la troisième personne il distingue le genre masculin ou féminin du sujet : qatalat «<elle tua », qatala « il tua » ; c'est ce que ne font point les langues indo-européennes sanskrit bharati « il porte, elle porte ». L'antithèse du passé, du présent, du futur, qui est si essentielle, si fondamentale dans les langues indo-européennes, n'existe point pour le sémitisme : il n'a que deux temps, répondant, l'un à l'idée de l'action accomplie, l'autre à celle de l'action non accomplie.

[ocr errors]

On voit combien les différences de structure sont considérables entre les deux systèmes et combien leurs modes de flexion sont différents. A ce que nous avons dit il faut encore ajouter cet autre fait bien caractéristique, que le système indo-européen possède seul la faculté d'augmenter ses voyelles. Ce phénomène consiste dans la préfixation

« PreviousContinue »