ceux que nous voyons naître. S'ils peuvent vivre, ce sera une richesse pour nos neveux; mais à condition que nos neveux, s'ils sont sages, ne feront pas comme nous, qui avons perdu par caprice une infinité d'anciens mots, pour les remplacer par d'autres moins propres et moins significatifs. On a voulu épurer notre langue depuis François Ier. Peut-être a-t-on fait comme ces médecins qui, à force de saigner et de purger, précipitent leur malade dans un état de faiblesse d'où il a bien de la peine à revenir. Ces conquérans si fiers, Qu'ils tremblent à leur tour pour leurs propres foyers (Mithridate, III, 4).-Dans foyer, c'est un e fermé, après lequel on ne fait point sentir l'r, ou du moins, on ne la fait sonner que bien peu. Mais dans fier, c'est un è ouvert, après lequel on fait entendre I'r à plein. Ces deux sons étant si différents, ne peuvent donc pas rimer ensemble; car la rime est faite, non pour les yeux, mais pour l'oreille. Ces sortes de rimes, appelées normandes, ne sont plus en usage. Je demeurai sans voix, et sans ressentiment (Bérénice, II, 4). Dans les commentaires de Voltaire sur le théâtre du grand Corneille, on a lu que ce mot ressentiment est le seul employé par Racine qui ait été hors d'usage après lui. Ressentiment n'exprime plus que le souvenir des outrages, el non celui des bienfaits. Mais y a-t-il là de quoi accuser la langue française d'aimer le changement? Car enfin, à compter du jour où D'Olivet écrit ceci jusqu'au temps où parurent les premières tragédies de Racine, nous avons un siècle révolu. Voit-on ailleurs cette pureté inaltérable, cette fraîcheur de style, toujours la même au bout de tant d'années? D'Olivet l'attribue surtout à ce que Racine suivait exactement le conseil que donnait César, de fuir comme un écueil toute expression qui ne serait pas marquée au coin de l'usage le plus certain et le plus connu. Après avoir signalé le peu qui a vieilli dans les ouvrages de Racine, D'Olivet va passer aux expressions qui sont, ou mal associées, ou mal construites. Vous les verriez plantez jusque sur vos tranchées, Et de sang et de morts vos campagnes jonchées (Alexandre, II, 2). — D'Olivet a deux doutes à proposer sur ces vers. Premièrement des campagnes jonchées de sang, est-ce une métaphore admissible? Non, on doit dire des campagnes arrosées de sang, et jonchées de morts. Une métaphore doit être suivie, et ne peut rapprocher dans la même phrase deux idées dont l'une exclut l'autre. La seconde faute regarde la construction. Quand le nominatif et le verbe se trouvent séparés par un relatif, comme ici, vous les verriez, ce même verbe ne doit pas avoir un autre régime, amené par la conjonction et. Quand je me fais justice, il faut qu'on se la fasse (Mithr. III, 5). Bouhours fait de cette phrase une exception à une règle bien connue, et sauve le vers de Racine, que d'Olivet attaque. A la vérité, il consent que cette phrase, à force de revenir souvent dans la conversation, ait acquis le droit de ne point paraître irrégulière. Mais elle ne laisse pas de l'être, surtout dans le style soutenu. Faire grâce, suivant le P. Bouhours lui-même ne saurait être suivi d'un pronom. Faire justice n'est-il donc pas de même nature? Nulle paix pour l'impie. Il la cherche, elle fuit (Esth. II, 8). D'Olivet doute que les pronoms « rélatifs » la et elle, puissent être mis après nulle paix, deux mots inséparables et qui ne sont ni ne peuvent être précédés d'un article. Tout pronom rappelle son antécédent. Or, l'antécédent est nulle paix. Jamais tant de beauté fut-elle couronnée (Esth. III, 9). - Quoi qu'en ait dit un critique, il faut ici couronnée au féminin, parce que c'est une règle sans exception, que, dans toutes les phrases où l'adverbe de quantité fait partie du nominatif, la syntaxe est fondée sur le nombre et le genre du substantif. Aucuns monstres domptez jusqu'aujourd'hui (Phèdr. I, 1). En prose, l'Académie veut qu'on dise jusqu'à aujourd'hui, comme on dit jusqu'à hier, jusqu'à demain. Mais il est bien juste de permettre aux poètes jusqu'aujourd'hui, sans quoi, à cause de l'hiatus, ils ne pourraient jamais se servir de cette expression. On va donner en spectacle funeste (Esth. III, 8). On dit absolument donner en spectacle, comme regarder en pitié, et beaucoup de phrases semblables, où le substantif joint au verbe par la préposition en ne peut être accompagné d'un adjectif. Donner en spectacle funeste est un barbarisme. Pourquoi adoucir les termes, comme si deux brins de mauvaise herbe gâtaient un parterre émaillé des plus belles fleurs? La Grèce en ma faveur est trop inquiétée (Androm. I, 2). L'adjectif inquiet et le participe inquiété ne présentent pas le même sens. Il fallait dire La Grèce en ma faveur est trop inquiète, ou mieux encore s'inquiète trop. On exprime par être inquiet une certaine situation. de l'âme, sans avoir égard à la cause d'où cette situation peut venir. Etre inquiété renferme tout à la fois l'idée de cette situation et l'idée d'une cause étrangère d'où elle vient. Par s'inquiéter, non-seulement nous entendons quelle est la situation d'une âme, mais aussi que celte âme est la cause qui agit sur elle-même. (La suite au prochain numéro.) LE RÉDACTEUR-GÉRANT: EMAN MARTIN. BIBLIOGRAPHIE OUVRAGES DE GRAMMAIRE ET DE LITTÉRATURE Publications de la quinzaine : Histoire du luxe privé et public depuis l'antiquité jusqu'à nos jours; par H. Baudrillart, de l'Institut. T. 3. Le Moyen âge et la Renaissance. In-8°, 708 p. Paris, librairie Hachette et Cie. 7 fr. 50 cent. Robert Darnetal; par Ernest Daudet. In-8°, 326 p. avec 81 vignettes par Sahib. Paris, librairie Hachette et Cie. 5 fr. Les Mystères de Berlin; par Victor Tissot et Constant Améro. In-4o, 635 p. avec grav. Paris, lib. de la Société anonyme de publications périodiques. Histoire fantastique du célèbre Pierrot, écrite par le magicien Alcofribas, traduite du sogdien par Alfred Assolant; dessins par Yan Dargent. In-8°, 300 p. Paris, lib. Furne et Cie. 7 fr. Physiologie du goût; par Brillat-Savarin. Avec une préface par Charles Monselet. 2 vol. in-16, xvi-624 p. avec 52 eaux-fortes par Lalauze. Paris, lib. des bibliophiles. 60 fr. Mémoires-journaux de Pierre de l'Estoile. Édition pour la première fois complète et entièrement conforme aux manuscrits originaux, publiée avec de nombreux documents inédits et un commentaire historique, biographique et bibliographique, par MM. Brunet, A. Champollion, E. Halphen, Paul Lacroix, Charles Read et Tamizey de Larroque. T. 6 et 7. Journal de Henri IV (15931594 et 1595-1601). 2 vol. in-8°, 775 p. Paris, lib. des bibliophiles. Chaque volume 15 fr. Petit dictionnaire universel, ou Abrégé du Dictionnaire français de Littré, de l'Académie française; augmenté d'une partie mythologique, historique, biographique et géographique; par A. Beaujean, inspecteur de l'Académie de Paris. 5° édition. In-18, 912 p. Paris, lib. Hachette et Cie. 3 fr. La Chimère; par Ernest Chesneau. In-18 jésus, п-357 p. avec une reproduction du tableau la Chimère, de M. Moreau. Paris, lib. Charpentier. 3 fr. 50. Tranquille et Tourbillon; par Mlle Zénaïde Fleuriot. In-18 jésus, 311 p. avec vign. Paris, lib. Hachette et Cie. 2 fr. 25. La Duchesse de Châteauroux et ses sœurs; par Edmond et Jules de Goncourt. Nouvelle édition, revue et augmentée de lettres et documents inédits tirés de la Bibliothèque nationale, etc. In-18 jésus, xiv-439 p. Paris, librairie Charpentier. 3 fr. 50. La Sabotière; Un chapitre de roman; par Amédée Achard. Nouvelle édition. In-18 jésus, 291 p. Paris, lib. C. Lévy. 1 fr. 25. Histoire de Lorraine; par A. Digot, de l'Académie de Stanislas. 2e édition. T. 2. In-8°, 403 p. Nancy, lib. Crépin-Leblond. Mandarine; par Mlle Zénaïde Fleuriot. Ouvrage illustré de 96 vignettes, par Delord. In-8o, 319 p. Paris, lib. Hachette et Cie. 5 fr. Voyage au pays enchanté. Cannes, Nice, Monaco, Menton; par Henry de Montaut. Préface par Arsène Houssaye. Iq-4o, x-336 p. avec 170 grav. dont 2 eauxfortes hors de texte. Paris, lib. Dentu. Les Vies des hommes illustres; par Plutarque. Traduites en français par Ricard; précédées de la Vie de Plutarque. Nouvelle édition, revue avec le plus grand soin. Grand in-8° à 2 col. xiv-851 p. et 14 grav. Paris, lib. Garnier frères. 12 fr. 50. Publications antérieures : CHANGEMENTS ORTHOGRAPHIQUES INTRODUITS DANS LE DICTIONNAIRE DE L'ACADÉMIE (éd. de 1877). Publié par la Société des correcteurs des imprimeries de Paris. -4° édition, revue et corrigée. Paris, librairie Boyer et Cie. Prix: 1 fr. - OEUVRES POSTHUMES DE BÉRANGER. Dernières chansons (1834-1851); Ma Biographie; avec un appendice et un grand nombre de notes de Béranger sur ses anciennes chansons. In-32, 572 pages. Paris, librairie Garnier frères, 6, rue des Saints - Pères. Prix 3 fr. 50. : - Par NOUVELLE GRAMMAIRE FRANÇAISE. A. CHASSANG, lauréat de l'Académie française, inspecteur général de l'Instruction publique. Cours supérieur avec des Notions sur l'histoire de la langue et en particulier sur les variations de la syntaxe du xvie au XIXe siècle. Troisième édition. Ouvrage adopté pour les écoles de la ville de Paris. Paris, Garnier frères, libraires-éditeurs, 6, rue des Saints-Pères. Prix 3 fr. 50. : cents vers. HISTOIRE DE LA RUSSIE DEPUIS LES ORIGINES JUSQU'A L'ANNÉE 1877. Par ALFRED RAMBAULT, In-18 professeur à la Faculté des lettres de Nancy. jésus, 733 p. et cartes. - Paris, librairie Hachette et Cie. - Prix: 6 francs. HISTOIRE DE HENRY DE LA TOUR D'AU - VERGNE, VICOMTE DE TURENNE, MARÉCHAL DE France. 299 pages, gravures. CONCOURS LITTÉRAIRES. ― SOCIÉTÉ PHILOTECHNIQUE. Prix Augustin Marlin. La Société philotechnique propose au concours, suivant le vœu du fondateur, l'éloge en vers d'une découverte ou des découvertes les plus utiles et les plus célèbres, tant en sciences appliquées qu'en industrie et géographie, depuis une période de dix à quinze ans. - Les concurrents pourront, à leur choix, ne traiter que d'une seule découverte ou tracer un tableau général des progrès de la science et de l'industrie. La Société les laisse libres de choisir le sujet de leurs vers comme ils le comprendront et le traiteront, dans la forme qui leur paraîtra le plus d'accord avec leur inspiration, ode, poème ou épître, de cent à deux Le prix est une médaille d'or de 300 francs, et les deux accessits, deux médailles de 50 francs chacune. Les concurrents devront faire parvenir fin Mars 1880 leurs manuscrits en double copie au secrétaire perpétuel, M. J. David, 117, rue Notre-Dame-des-Champs, Paris. Ils l'adresseront suivant le mode ordinaire billet fermé, contenant nom et adresse, avec une épigraphe sur l'enveloppe, répétée sur le manuscrit. PRONONCIATION FRANÇAISE, MÉTHODE CHERVIN. Exercices de lecture à haute voix et de récitation. Divisions élémentaires. Nouvelle édition. Paris, chez MM. Chervin, 90, avenue d'Eylau, et chez tous les libraires. Prix: 1 fr. 50 cent. ACADÉMIE FRANÇAISE. — L'Académie propose pour sujet de prix de poésie à décerner en 1881 « LAMARTINE ». — - La limite de trois cents vers ne doit pas être dépassée par les concurrents. Les ouvrages présentés pour ce concours ne seront reçus que jusqu'au 31 décembre 1880. - Les ouvrages manuscrits destinés à concourir devront être déposés ou adressés, francs de port, au secrétariat de l'Institut, avant le terme prescrit, et porter chacun une épigraphe ou devise qui sera répétée dans un billet cacheté joint à l'ouvrage, et contenant le nom et l'adresse de l'auteur, qui ne doit pas se faire connaître d'avance. Si quelque concurrent manquait à cette dernière condition, son ouvrage serait exclu du concours. Les concurrents sont prévenus que l'Académie ne rendra aucun des manuscrits qui lui auront été adressés; mais les auteurs auront la liberté d'en faire prendre copie. SOCIÉTÉ DES ÉTUDES PSYCHOLOGIQUES. · (Prix Guérin.) — Un concours est ouvert sur la question suivante: « Rechercher quelles ont été, à travers les âges et dans tous les pays, les croyances des peuples, des fondateurs de religions, des grands philosophes; sur la possibilité des communications entre eux et nous, sur la persistance de la vie après ce que nous appelons la mort, sur le retour à de nouvelles vies, soit sur cette terre, soit dans quelques mondes sidéL'auteur du meilleur mémoire recevra 1,000 fr. accompagnés d'une médaille de bronze. Les envois devront être faits avant le 1er avril 1880.— Pour plus amples renseignements, s'adresser à M. l'Administrateur de la Société des études psychologiques, 5, rue Neuve-des-Petits-Champs, à Paris. raux. » RENSEIGNEMENTS OFFERTS AUX ÉTRANGERS. Tous les jours, les dimanches et les fêtes exceptés, le Rédacteur du Courrier de Vaugelas indique aux Étrangers qui lui font l'honneur de venir le consulter :- 1o des professeurs de français; - 2o des familles parisiennes qui reçoivent des pensionnaires pour les perfectionner dans la conversation française; 3o des maisons d'éducation prenant un soin particulier de l'étude du français; 4o des réunions publiques (cours, conférences, matinées littéraires, etc.), où se parle un très bon français; - 5o des agences qui se chargent de procurer des précepteurs, des institutrices et des gouvernantes de nationalité française. (Ces renseignements sont donnés gratis.) Le rédacteur du Courrier de Vaugelas est visible à son bureau de trois à six heures. Imprimerie G. DAUPELEY-GOUVERNEUR, à Nogent-le-Rotrou. Réponses diverses. M. S.-J., à Hendaye: Ce monsieur demeure 47, rue Pigalle; c'est un papetier-libraire. M. L., à Epinal : N'ayez aucune crainte concernant le journal: au 1" mars vous aurez reçu les 24 n° dont se compose l'année. - M. L. F., à Casale (Italie): Je vous ai envoyé les numéros qui vous manquaient. M. G. à Chaumont: Enchanté de pouvoir vous être agréable; j'attendrai. — M. H. B., à Viborg (Finlande) : Je ne comprends pas assez bien votre question pour qu'il me soit possible d'y répondre. M. F. C., à Chiaramonte (Sicile) : Je vous ai expédié le spécimen et le prospectus que vous m'avez demandés. M. L., à Nimes: J'ai reçu vos brochures; elles sont du genre de celles que je lis toujours avec un vif intérêt. — M. C., rue Clauzel : Je vous ferai porter prochainement la 3o année; mon employé est malade depuis trois semaines.-M. L. F., à l'ile Maurice : Je m'empresse de vous remercier des 44 questions que vous venez de m'adresser. LE COURRIER DE VAUGELAS ANCIEN Journal Semi-Mensuel CONSACRÉ A LA PROPAGATION UNIVERSELLE DE LA LANGUE FRANÇAISE Paraissant le 1 et le 15 de chaque mois (Publication couronnée à l'Académie française en 1875, et doublement récompensée à l'Exposition de 1878.) PRIX : Rédacteur: EMAN MARTIN ABONNEMENTS: Par an, 6 fr. pour la France, et 7 fr. 50 pour l'étranger (Un. post.) Annonces Ouvrages, un exemplaire; Concours littéraires, gratis. PROFESSEUR SPÉCIAL POUR LES ÉTRANGERS Se prennent pour une année entière et partent tous de la même époque. S'adresser soit au Rédacteur soit à un libraire quelconque. SOMMAIRE. Origine de Graisser la patte à quelqu'un; Comment il se fait que, dans certains patois, Anuit s'emploie pour Aujourd'hui; Pour quelle raison on donne le nom de Maitre Gonin à un fripon; Explication de la phrase proverbiale Trier sur le volet; - D'où vient l'expression Faire les beaux bras, pour dire se donner de grands airs. || Origine de la locution populaire Ce n'est pas pour des prunes; Explication de la phrase C'est le cadet de mes soucis pour signifier : c'est la moindre de mes préoccupations; Étymologie du substantif Dragée désignant une espèce de friandise. || Passe-temps grammatical. || Suite de la biographie de l'abbé D'Olivet. || Ouvrages de grammaire et de littérature. | Concours littéraires. || Renseignements offerts aux étrangers. || Réponses diverses. FRANCE Première Question. D'où peut bien venir l'expression si fréquemment emplogée GRAISSER LA PATTE A QUELQU'UN pour signifier le gagner, soit en lui faisant un cadeau, soit en lui donnant de l'argent? 1er Février 1880. A ma connaissance, deux origines ont été proposées jusqu'ici pour cette expression proverbiale: l'une par la Mésangère, l'autre par Quitard. Le premier de ces parémiologues prétend que patte, dans cette phrase, désigne un pied de chevreuil ou autre de bête fauve, suspendu à un cordon de sonnette. Mais je ne suis pas de son avis, et pour deux raisons : 1° parce que si cela était, il me semble que nous n'aurions pas l'expression graisser le marteau pour signifier acheter la complaisance d'un concierge; 2° parce qu'il ressort de la construction même de la phrase, que la partie du corps qui s'y trouve mentionnée appartient, comme dans laver la tête à quelqu'un, par exemple, à la personne dont le nom est régime indirect dans Jadite phrase. QUESTIONS PHILOLOGIQUES Selon Quitard, le mot patte doit s'entendre ici de la main de l'homme qui se laisse corrompre. Dans le temps, dit-il, où l'on payait la dime de carnibus porcinis (des chairs de porc), l'expression graisser la patte à quelqu'un En effet, pour Quitard, la main de celui qui se laisse suborner n'est pas autre chose qu'une simple partie du corps recevant un objet. Or, il n'en est pas réellement ainsi; car graisser la patte à quelqu'un se disant aussi, en italien, Ugner le carrucole à uno (graisser les poulies à quelqu'un), et, en espagnol, Untar el carro (graisser la voiture), il s'en suit, du moins à mon point de vue, que, dans notre proverbe, la main signifie l'instrument moral de l'action (la volonté), instrument qui, graissé en quelque sorte par le présent offert et accepté, remplit plus doucement son office à l'égard de celui qui pratique la corruption. Quitard r'a vu à l'origine du proverbe qu'une main qui prend ; je crois y apercevoir une allusion à un instrument mis en meilleur état par une personne qui doit forcément s'en servir. Du reste, ce n'est pas seulement dans graisser la patte (la main) à quelqu'un que nous nous servons du mot main pour sgnifier la volonté; ce mot a le même emploi (Perard, Anc. coul. de Dijon, art. 4.) Meubles pris par execution ne peuvent être vendus avant les sept nuits expirées. (Cout. génér. de la ville de Mets.) Cela étant, on conçoit qu'avec nuit, joint à la préposition à ou en, on ait fait l'adverbe anuit, ennuit pour signifier de nuit, cette nuit: cet adverbe correspondait à l'adverbe hodie, ce jour, en ce jour, des Latins, qui comptaient, eux, par jours. Le français s'est approprié hodie sous la forme hui, généralement usitée pour signifier aujourd'hui; là où l'on avait adopté anuit, on finit par employer aussi ce dernier dans le sens de aujourd'hui, comme on le voit du reste par ces exemples: En disant mon voysin je veulx (Wace, De la Concept.) Nos ancêtres, en conséquence, eurent deux adverbes pour signifier le temps présent: hui et antit. Mais un jour vint où hui, renforcé de au jour de, l'emporta sur anuit dans le langage de ceux qui avaient la réputation de mieux parler que les autres; et, peu à peu, anuit fut relégué dans les provinces, notamment dans celles de l'Ouest. Voilà, suivant moi, de quelle manière l'adverbe patois anuit, formé de nuit, est devenu synonyme de l'adverbe français aujourd'hui, sorte de réduplication de jour. Le sort des mots est parfois bien bizarre et bien injuste. En effet, l'expression anuit, qui n'a que deux syllabes, est certes bien préférable à aujourd'hui, qui en a trois, et qui, de plus, forme une espèce de pléonasme. M. Littré la regrette, et je pense absolument de même. Pourquoi bannir du vocabulaire une expression remontant à l'origine de la langue pour la remplacer par une autre moins commode qu'elle? Troisième Question. Pour quelle raison donne-t-on le nom de MAÎTRE GONIN à un homme fin, ruse, fourbe? On a expliqué cette qualification de diverses manières dont voici les plus remarquables : 1° Dans sa Démonomanie (p. 148, éd. de 1587), Jean Bodin dérive ce mot de l'hébreu Mégonim, qu'il dit signifier sorcier, charmeur : Mégonim, qui signifie celuy qui respond quand on est en doubte des choses qu'ils veulent entreprendre... que les Interpretes ont appellé Augur. Nos François ayans appris des Juifs ce mot Hebrieu appellent les Sorciers et Charmeurs Maistre-gonim, au lieu de Mégonim. 2o Selon Quitard, le nom de Gonin, qui, d'ailleurs, ne serait point patronymique, vient de gone, lequel signifiait particulièrement une robe de moine, dans l'ancienne langue romane, et il a servi à désigner ceux qui portaient cette robe. Un tour de maître Gonin, c'est proprement un tour de moine. 3o A s'en rapporter à Dulaure (Hist. de Paris, t. VI, p. 190, 2e édit.), il s'agit ici tout simplement d'un faiseur de tours nommé maitre Gonin, qui vivait au commencement du règne de Louis XIII: Maître Gonin, habile joueur de gobelets, avait établi sa boutique sur le Pont-Neuf, dans les premières années du règne de Louis XIII. Sa dextérité sans exemple, qui ravissait les Parisiens en admiration, a rendu immortel son nom, sous lequel on désigne encore proverbialement les fourbes habiles. Cherchons maintenant laquelle de ces explications doit être considérée comme la vraie, ou, du moins, comme la plus probable. Je comprends que Jean Bodin ait été imbu, comme son siècle, de la croyance aux sorciers; mais, je ne puis admettre avec lui, et Ménage est de mon avis, que nos pères aient fait maître Gonin de l'hébreu Mégonim. L'origine proposée par Quitard est autrement sérieuse, car on trouve effectivement dans les vieux livres gone pour robe de moine : Je congnois le moyne à la gonne. (Villon, p. 103.) Mais qui a jamais rencontré gonin, et surtout maitre Gonin pour signifier un moine? C'est le titre de père qu'on donnait aux religieux, et non celui de maître. Puis le même auteur prétend que Gonin n'est pas un nom de famille; mais d'où viennent donc alors les cinq |