COURRIER DE VAUGELAS Journal Semi-Mensuel CONSACRÉ A LA PROPAGATION UNIVERSEL LE DE LA LANGUE FRANÇAISE Paraissant le 1 et le 15 de chaque mois (Publication couronnée à l'Académie française en 1875, et doublement récompensée à l'Exposition de 1878.) PRIX : Par an, 6 fr. pour la France, et 7 fr. 50 pour l'étranger (Un. post.) Annonces Ouvrages, un exemplaire; Concours littéraires, gratis. Rédacteur: EMAN MARTIN ANCIEN PROFESSEUR SPÉCIAL POUR LES ÉTRANGERS D'où vient le mot Cahart; Comment Neveu a pu avoir pour féminin Niece; L'auteur de L'esprit de l'escalier; Pourquoi on dit Un remise, voiture; Comment le verbe Dire a pris le sens de Convenir; Si Mourir peut se conjuguer pronominalement ; Le verbe Rémouler n'est pas français. || Origine de Dur à la desserre; Comment Péremptoire peut signifier sans réplique; · Si Voici paraître est une expression française; Le pronom Cela peut être remplacé par Il; Pourquoi Calend Rier quand on dit Calendes. || Passe-temps grammatical. Suite de la biographie de Claude Buffier. Ouvrages de grammaire et de littérature. || Concours littéraires. || Réponses diverses. FRANCE Première Question. Dans notre village de Conflans-Sainte-Honorine (Seine-et-Oise), le quai qui sépare la Seine des habitants s'appelle QUAI DU CAHART, et nulle autorité municipale, nul ancien ne connaît l'origine de cette dénomination, non plus que la valeur du mot. Seriez-vous assez bon pour nous éclairer à ce sujet? Grâce aux renseignements que m'a fournis Du Cange, voici enfin ma réponse à cette question intéressante. Il y a longtemps, bien longtemps, on appelait quai une place située sur le bord d'une rivière et couverte de quelques poutres et de planches, en forme de maison. Dans la basse latinité, cette construction, qui servait à mettre à couvert les marchandises dont on chargeait ou dont on déchargeait les navires, se nommait caya, cayum, chaya, mot pris du vieil anglais caed signifiant couverture; et l'on appelait cayagium, en français cayage, un droit qui se prenait sur les ports des rivières et que la coutume de Normandie appelle Cays et Havres. A une époque reculée également, on employait le terme caharie, d'origine identique à celle de cayagium, comme tout porte à le croire, et certainement de même signification, comme le prouve cet exemple : Une coustume est que l'en appelle la Caharie, que pour une somme de œufs, et de poullaiges, et d'oiseaulx, de fourmaiges, et d'aigneaux, et de quevreaulx, et de tiulx choses venant par eauë à Rouen, l'on paie un denier. - Or, si caya, cayum désignait autrefois l'espèce de hangar, avec bureau peut-être, où se payait le droit appelé cayagium, il est tout naturel de croire que cahart désignait, dans les pays normands, quelque construction semblable où se payait le droit appelé caharie: cette remise pour les marchandises devait être sur une des rives du fleuve, plutôt sur celle où se trouvaient les habitants, pour qu'ils pussent lui donner protection au besoin; et, dans votre village, on a dû dire le quai du cahart, absolument pour la même raison qu'on a dit plus tard, à Paris, le quai du Louvre, le quai de la Monnaie, etc., etc. Le féminin du latin nepos était neptis (is). Comme appartenant à une déclinaison qui avait le même nombre de syllabes à tous ses cas, ce nom avait l'accent sur nep, aussi bien à l'accusatif qu'au nominatif quand il passa en français, il eut une forme unique, nièce, qui dut, sauf sa finale, naturellement un e muet, ressembler à la première des deux que j'ai signalées plus haut comme venant de nepos. Mais cette première forme de nepos (nies, niez, etc.), qui tendit à disparaitre dès le commencement de la langue, finit par se trouver hors d'usage au xve siècle, de sorte que bientôt il ne nous est plus resté que le masculin neveu (car le p de nepveu disparut aussi) pour correspondant générique du féminin nièce. Х Troisième Question. Je rencontre dans un des feuilletons dramatiques de M. de La Rounat janvier 1876) la charmante expression L'ESPRIT DE L'ESCALIER, qui exprime d'une façon si pittoresque l'esprit que l'on a eu trop tard. Est-elle absolument nouvelle? Je vous serais reconnaissant si vous vouliez bien me fixer à ce sujet. la trouve, p. 717, dans l'Encyclopediana, in-40 faisant partie du très volumineux ouvrage intitulé Encyclopédie méthodique : Nicole avoit peu de facilité à parler, et il disoit au sujet d'un certain homme qui parloit bien il me bat dans la chambre; mais je ne suis pas plutôt en bas de l'escalier que je l'ai confondu. Ce pourrait bien être là, en effet, la source à laquelle s'est inspiré celui qui a fait l'esprit de l'escalier, car je ne crois pas que ce soit le rédacteur de cette anecdote qui ait formulé l'expression telle qu'elle est. Quatrième Question. Le dictionnaire de Littré, au mot VAPEUR, dit ceci : « On dit UN REMISE pour « une voiture de remise ». Comment peut-on expliquer cette substitution de genre quand le mot REMISE, comme VOITURE, est du genre féminin? Je vous serais bien reconnaissant si vous vou liez bien me donner cette explication. Venant de l'italien carroza, nom féminin dérivé de carro, char, le mot carrosse fut d'abord féminin dans notre langue : Que tousjours d'un vallet ta carrosse est suivie. (Régnier, Elégie, 1.) Mais comme l'italien avait aussi carroccio, on donna également à carrosse le genre masculin. Ce dernier genre prévalut, et, suivi de remise, le mot carrosse désigna une voiture de louage mieux conditionnée que les voitures ordinaires : Quand il le vouloit voir, ce sous-secrétaire alloit à l'Oratoire, s'y mettoit dans un carrosse de remise avec le général son compagnon, les menoit à une petite porte ronde... (Saint-Simon, Mém., t. VII, p. 147.) Or, de même que, dans une foule de cas, on ellipse, pour favoriser la rapidité de l'expression de la pensée, le premier de deux noms dont le second est complément de l'autre au moyen de la préposition de (voir la communication qui est en tête du numéro précédent), de même on a ellipsé carrosse dans carrosse de remise, et on a passé à ce dernier (féminin) le genre de carrosse (masculin). Remarquez que les carrosses ne datant que du règne de François Ier, ce ne peut être au-delà de 4545 que remonte un remise pour un carrosse de remise. Х Cinquième Question. Comment expliquez-vous le verbe DIRE dans ces phrases: « Je le ferai si cela me DIT; cela ne lui DIT L'expression dont il s'agit n'a pas été inventée par pas, que voulez-vous? Il faut que cela lui DISE »? Je M. de La Rounat. Quelques-uns l'ont entendu attribuer à J.-J. Rousseau, à qui l'esprit d'à-propos manquait : « Je n'ai jamais d'esprit, aurait-il dit, qu'en bas de l'escalier ». Mais ce n'est pas non plus Rousseau qui en serait l'auteur. Ce mot viendrait d'une anecdote sur Nicole, ce grand raisonneur qui restait muet dès qu'il ne parlait pas avec la plume, anecdote que voici, comme on n'ai jamais pu me rendre compte de cette extension du sens de DIRE à celui de PLAIRE. Je vous fais d'avance mes remerciements pour votre explication. Du verbe latin ducere, le français, par retranchement du c, a fait le verbe duire, qu'il employait souvent au sens neutre pour signifier convenir, agréer, ce dont voici la preuve manifeste : quelqu'un, se repentir, se pâmer, se gésir, se partir de, se fendre, etc. : Il se giseit sur sun lit, si se dormeit. (Liv. des Rois, p. 134) E se vint à l'hostel Amon sun frere, u il se giseit. (Idem, p. 163.) Li reis preiad cel hume Deu qu'il remeist, e od lui se dignast. (Idem, p. 287.) Ja se combat votre compains Ogiers. (Ogier l'Ardennois, v. 2650.) Or, la plupart de ces verbes, comme dormir, gésir, diner avec quelqu'un, combattre contre quelqu'un, ont perdu leur pronom en passant dans la langue moderne ; tandis que d'autres, parmi lesquels figure se mourir, l'ont conservé comme vestige d'un usage tombé depuis longtemps en désuétude. Non-seulement le verbe rémouler n'est pas français, mais encore, ainsi que je vais vous le démontrer, l'analogie s'oppose à ce qu'il puisse le devenir. En effet, de même que c'est au verbe émoudre, et non au verbe émouler, que correspond le substantif émouleur, de même c'est au verbe rémoudre, et non au verbe rémouler, que doit correspondre le substantif rémouleur. 42 Quand le verbe voir (qui, du reste, a cela de commun avec entendre et sentir) a pour complément direct un substantif suivi de qui et d'un verbe à un mode personnel, comme, par exemple, dans la phrase suivante : Perimere simulacra (Renverser des statues); consilium alicujus (Renverser les projets de quelqu'un); Perimere reditus alicujus (Rendre impossible le retour de quelqu'un); Si ludi perempti sunt (Si les jeux ont été abolis); Perimere curas (Eloigner les inquiétudes), etc. Ce verbe avait pour supin (une forme de l'infinitif dans la conjugaison latine) peremptum, dont on a fait dans la même langue peremptorius, qui a donné péremptoire à la nôtre. Perimere Je vois un homme bien fatigué qui passe devant ma porte, on peut tourner l'incidente par l'infinitif de son verbe, et placer celui-ci immédiatement après voir : Or, attendu que, grâce à perimere, son primitif, peremptorius avait le sens de qui détruit, qui anéantit, on a appliqué péremptoire à une réponse, à une raison, à un argument qui en détruisait, en anéantissait un autre au point de rendre une réplique complètement impossible : Je vois passer devant ma porte un homme bien fatiguė. Or, voici étant un composé de on voit ici, il en est résulté que cette préposition (pour parler comme les grammairiens) a naturellement admis la même construction infinitive après elle, ainsi que le viennent attester ces citations d'auteurs : Les probabilités, toutes puissantes qu'elles sont, ne sont pas des preuves péremptoires pour les juges; elles indiquent la vérité, et ne la démontrent pas. (Voltaire, Polit. et législ. 14.) Troisième Question. J'ai trouvé cette phrase dans un journal français: ◄ VOICI PARAÎTRE sur la scène politique un revenant des jours de malheur. » Voulez-vous me permettre de vous demander si vous croyez que ce soit là une bonne expression? Voici marcher de rang par la porte dorée L'enseigne d'Israël dans le ciel arborée. (D'Aubigné, Trag., éd. Lalanne, p. 163.) Tremblez! tremblez! méchants, voici venir la foudre. (Corneille, Pompée, II, a.) Des maux que j'ai prédits, voici venir le temps. (Delille, Paradis perdu, VI.) D'où je conclus que la phrase que vous me proposez est française, puisque sa construction offre une analogie complète avec celle des exemples précédents. Toutefois, je ne dois pas vous le laisser ignorer, il me semble que, dans ce cas, l'usage établi réserve plus particulièrement pour le verbe venir cet emploi de l'infinitif après voici. x Quatrième Question. Peut-on dire « CELA peut être vrai; mais IL n'est pas vraisemblable? Ou, en d'autres mots, est-ce qu'il est permis, en français, d'employer ainsi le pronom IL au lieu de CELA? PASSE-TEMPS GRAMMATICAL. Corrections du numéro précédent. ... 2. ... encore sa montre! voire (Suite.) 1° et nous ne sachions pas;· un pauvre petit million (depuis longtemps, après voire, on ne met plus méme; voir Courrier de Vaugelas, 2° année, p. 185); 3° Étant donnés les précédents (conjugué avec étre, le participe passé s'accorde avec son sujet, même quand celui-ci est placé après le participe). 4° n'a point réfléchi avant de parler (on ne dit plus avant que de); - 5o elle marche encore en vertu de la vitesse acquise (allusion à la théorie du Plan incline); 6° est pris à partie (on en fait une partie, on discute contre lui); Il en faut dire autant de l'usage, qui est la règle d'une langue; cet usage a son empire par lui-même, indépendamment de la raison par rapport à une langue, lá raison n'a proprement rien à faire, sinon, en la prenant telle qu'elle existe, de l'étudier, de l'apprendre et d'inventer un moyen de l'enseigner. il y 7° Celui des couleurs d'été avec celles d'hiver. Cette disparate (féminin); -8° on est moins rassuré que l'on ne voudrait en avoir l'air; - 9° tant l'Exposition a rendu de prestige (après un verbe actif précédé de tant, on met la préposition de; d'ailleurs rendu du est désagréable à l'oreille); - 10° ... et il n'a fallu rien de moins que l'intervention (rien moins a le sens négatif). auxquelles se puissent réduire les manières de parler Un vrai et juste plan de Grammaire est donc uniquement celui qui, supposant une langue introduite par l'usage, sans prétendre y vouloir rien changer ni altérer, fournit seulement des réflexions appelées règles, usitées dans cette langue, et c'est cet ensemble de réflexions qu'on appelle Grammaire. Phrases à corriger On ne peut trop insister sur cette pensée pour pré récentes. recueillies dans les journaux ou dans d'autres publications venir une sorte d'abus introduit parmi les divers grammairiens. On les entend souvent dire : « L'usage est en ce point opposé à la grammaire », ou « la langue s'affranchit ici des lois de la grammaire », ou bien « on parle de telle sorte, mais c'est contre les règles de la grammaire ». Il semble à l'auteur qu'il est impossible de penser ainsi et d'avoir une idée nette de ce qu'est la Grammaire. En effet, si jamais elle se trouve opposée à l'usage, tant pis pour elle; c'est sa faute, et elle doit se réformer. Ainsi, il faut reconnaître uniquement, pour première 1° De grands chameaux promenaient sur la foule un regard pacifique, en attendant que leurs conducteurs-aient rempli les outres en peau de bouc. 2. Tout cela s'était passé très rapidement, car de Batignolles à Courcelles, le trajet n'est pas de trois minutes. Au moment où le misérable frappait la jeune fille, le train s'arrêtait. 3° L'accusation était des plus graves; il ne s'agissait de rien moins, en effet, que d'un double infanticide commis par le père. 4o Enfin, il n'avait qu'une passion, le canotage. Mais il ne canotait pas comme les commis de nouveautés en rupture de rayon. Il avait l'égoïsme poétique du canot, il aimait à voguer sur la Seine au crépuscule. 5° Bref, elles s'étaient imaginées bénévolement que parce que la France prenait place au congrès de Berlin, elle devait retrouver son ancien prestige. 6° Et même cette constitution est on ne peut plus complète; car elle touche à tout, à l'administration, aux cultes, à la gendarmerie, aux finances, aux chemins de fer, etc. 7 Triste triomphe de l'impiété! » gémit le Monde. Mais il ajoute que la procession n'en a été que plus belle. 8° La belle Alice manqua s'évanouir; il y eut une scène, mais les deux amoureux n'en furent pas moins amenés à la préfecture. 9. Mais ce qui ne laisse pas que de faire douter du mariage, c'est le singulier, l'étrange contrat révélé ou plutôt imaginé avec un naïfenthousiasme par le Constitutionnel. 10° Voltaire et J,-J. Rousseau sont redevenus sacrés. Un peu avant eux, ça avait été le tour de Châteaubriand, coulé en bronze à Saint-Malo, sur le Grand-Bé. 11. Dans une éloquente péroraison, il exprime cette loi de perfection illimitée à laquelle obéit l'humanité, et déclare qu'il préfère être un singe perfectionné qu'un homme dégénéré. 12. Malgré les nombreux secours que m'ont fourni les ouvrages anciens et modernes, je reconnais mieux que personne tout ce que mon travail a d'imparfait. (Les corrections à quinzaine.) FEUILLETON. BIOGRAPHIE DES GRAMMAIRIENS PREMIÈRE MOITIÉ DU XVIII. SIECLE Claude BUFFIER. |