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suit avec intérêt les sottises de ce provincial fort en thème que le hasard a jeté au milieu des séductions faciles du pouvoir et de la galanterie. M. Claretie a bien rendu les curiosités malsaines de ce vieux collégien émancipé, de ce jouvenceau quinquagénaire. Par ci, par là, quelques traits à l'emporte-pièce qui peignent admirablement le caractère prud'hommesque de l'avocat devenu ministre, de l'avocat voulant réformer l'humanité, et du ministre, se brûlant, comme un lourd papillon, à la première chandelle. Ce trait-ci, par exemple : « Quand installés au ministère de la place Beauveau, la femme de l'ancien petit avocat de Grenoble, lui dit : - Sais-tu où il me semble vivre ici? à l'hôtel. - Et tu as raison, répond gravement Sulpice; nous sommes à l'hôtel, mais c'est l'hôtel où loge la volonté de la France. » Henri Monnier eût ajouté cette solennelle bêtise au grotesque chapelet de son Joseph Prudhomme.

3. Dans Monsieur le Ministre, les viveurs font de la politique, et les politiciens se livrent au libertinage. Cela pourrait s'appeler : Politique et libertinage mêlés! Il n'en est pas de même dans la Vie facile, de M. Albéric Second. Ici la politique n'apparaît jamais. C'est un roman de mœurs parisiennes écrit en style brillant, mais dont la trame n'est pas beaucoup plus neuve que les épisodes. Voici le cercle avec son baccarat permanent, son argot de jeu, ses émotions brûlantes; voilà le salon de la femme du monde et le boudoir de la femme légère. Puis viennent les théâtres, les restaurants à la mode, les courses, tous les relais de la « haute gomme. » On peut même dire que M. Albéric Second s'y attarde parfois plus que de raison. Il est vrai que la conclusion, très morale, fait pardonner les descriptions trop en relief. La conclusion est celle-ci : c'est que le viveur parisien, célibataire endurci, reconnaît, mais trop tard, le vide de l'existence désordonnée et oisive. A l'âge où il aurait besoin d'un intérieur embelli par l'affection et la vie de famille, il se trouve fatalement seul, l'œil éteint, la lèvre pendante, le corps paralysé. La punition est complète. Ce qui est vraiment original dans la Vie facile, ce ne sont pas les frasques de ce blasé de Trévisan chez lequel ne vibre plus aucune corde du cœur et qui traîne Georgette, sa fille naturelle, dans des salons interlopes, afin de s'attirer les bonnes grâces d'une sirène du demi-monde; c'est l'idée d'inspirer à un soupeur de quarante ans, le baron de Montgiraud, une affection toute paternelle pour cette même Georgette, qu'il finit par adopter et qu'il arrache aux mauvais exemples et aux mauvais conseils de Trévisan, le père selon la nature, un parâtre pour les sentiments ! Cette donnée, toute neuve, n'est pas sans charme. Il y a là aussi un marquis de Pontaillac qui est une trouvaille. C'est l'oncle de tout le corps de ballet de l'Opéra, un oncle pétri d'esprit. La Vie facile est émaillée de ses traits et de

ses mots. C'est lui qui dit : « Il en est de la confiance comme de l'ancienne garde nationale; cela ne se commande pas. » Pontaillac pareillement ne déteste point la gaudriole. Mais il ne faut rien exagérer : s'il admire Cambronne, il ne lui prend pas ses jurons à la Margue, et sa verve gauloise n'emprunte rien au marquis de Sade. Il se rencontre dans la Vie facile quelques tableaux réalistes, peints avec une palette propre. Seulement, la société qui en fait l'objet n'est pas de celles qui pourraient offrir un asile à la vertu, au cas où cette dernière serait expulsée du reste de la terre. Aussi, préférons-nous, du même auteur, le Roman des deux bourgeois, cet éclat de rire, et les Demoiselles du Ronçay, ce drame du dévouement chrétien et pauvre, que couronna jadis l'Académie française.

4. Du monde des viveurs, nous passons, avec le Roi des Grecs d'Adolphe Belot, dans le monde des joueurs, cent fois pire. En deux mots, apprenez ce que c'est que le « roi des Grecs. » Mourad-bey, ancien ministre tunisien (ceci frise l'actualité), disgrâcié et ruiné, vient se fixer à Paris, et, pour refaire sa fortune, fonde une grande association de voleurs au jeu. Cette entreprise lui rapporte bientôt des revenus considérables : il éblouit par l'éclat de son luxe et de ses fêtes. Mais, démasqué, trahi, par un de ses complices, il est honteusement chassé des cercles qu'il exploitait et où l'on croyait à son honnêteté parfaite. Le roman de M. Adolphe Belot a cela de bon que l'on y trouve dévoilés tous les trucs et tout l'argot des tricheurs. Robert Houdin, avec ses Tricheries des Grecs démasquées, n'est pas plus explicite. Et ceux qui, après avoir lu ces révélations, fréquentent encore les tripots, méritent le sort de ce Bussine, qui se fait appeler le comte de Bussine, vole la caisse de son frère employé dans une maison de banque, laisse l'innocent mourir en prison, tue sa propre femme, ruine sa fille, et s'éteint à Bicêtre dans le delirium tremens. Chose bizarre c'est en voyant opérer, sur le navire qui le transportait en France, le célèbre prestidigitateur Alfred de Caston, que l'idée vint à Mourad-bey, de fonder son association occulte. M. de Caston ne se doutait guère qu'en amusant les voyageurs et en leur montrant toutes les combinaisons malhonnêtes de la roulette et du baccarat, il préparait le règne et le triomphe du « roi des Grecs, » du grand-maître d'une bande d'escrocs, tous plus habiles les uns que les autres dans l'art de faire sauter la coupe. Mais, la critique à côté de l'éloge: le Roi des Grecs renferme des scènes de débauche qui rappellent trop la Femme de feu et Mademoiselle Giraud. Celles-là sont d'un pornographe. Quant aux pages remarquablement traitées, où l'auteur, soulignant avec énergie les conséquences les plus douloureuses d'une passion envahissante entre toutes, montre ce que l'amour du jeu jette de troubles et de malheur dans la vie de famille, elles sont d'un mora

liste. Nous les signalons aux jeunes habitués du tapis vert, qui peuvent encore prendre en dégoût et en haine le monde où l'on joue.

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5. Et le monde des déclassés, qu'en faut-il dire? Demandez à M. Adolphe Racot, l'auteur du Plan d'Hélène. Il nous le montre dans toute sa hideur, avec Hélène Briffaut, et son complice Morère : Hélène, artiste de troisième ordre, égoïste et véreuse, qui, pour se faire épouser par le fils d'un peintre fort riche et membre de l'Institut, descend, de la honte jusqu'au crime, tous les degrés de l'échelle des turpitudes humaines; Morère, être vil, taré, sans la moindre conscience, vivant d'expédients, courant après l'or, comme un trappeur, capable de tout. Mais les déclassés n'ont pas le dessus : à côté de ces deux monstres de perversité, surgissent, bienfaisantes apparitions, les sympathiques figures de Chênefer père, le grand peintre, du comte et de la comtesse d'Armentray, du duc de Nolhan et du brave Saint-Yves. Cela console, cela repose, et cela ne fait que mieux ressortir la scélératesse d'Hélène Briffaut. Ladite Hélène qui n'est d'ailleurs l'épouse d'aucun Ménélas appartient à la catégorie, aujourd'hui trop multipliée, de ces femmes odieuses dont les égarements calculés n'ont même pas la passion pour excuse. On ne doit pas les confondre avec certaines Madeleines ou vierges folles, qui, malgré leur déchéance, inspirent encore de la pitié parce que leur chute n'est pas le résultat d'un système. Quelques-unes de ces dernières savent même plus tard reconquérir l'estime par la « profondeur du remords militant » et la « persévérance du devoir accompli. » C'est ce qu'a fort bien déterminé M. Adolphe Racot: il n'a pas confondu ces deux catégories de femmes dans une réprobation égale; il a distingué entre la captation sournoise d'une calculatrice à froid et l'abandon irréfléchi d'un cœur trop faible. Finalement, le Plan d'Hélène est un chaleureux plaidoyer en faveur des droits de la société et de la famille. Le livre, il est vrai, se termine par cette apostrophe que la Briffaut, tenant la main de Morère, son ignoble complice, jette à Chênefer père, lequel, Dieu sait à quel prix ! est parvenu à guérir son fils de sa fatale passion: «< Va, imbécile ! garde ton fils! Dans un an, à nous deux, nous aurons le monde ! » Mais ce n'est là qu'une boutade. M. Adolphe Racot n'en est pas à ses débuts comme romancier. Le Polybiblion a déjà rendu compte d'une œuvre de lui, Madame Felicia, qui se distingue par de vaillantes qualités d'observation et un puissant intérêt dramatique. Le Plan d'Hélène est encore mieux. On y sent davantage la personnalité de l'auteur un mélange de vigueur et de distinction. Le style est à la fois élégant et sobre ; jamais de grossièretés et dans les scènes même les plus accentuées on reconnaît l'écrivain qui se respecte. Les types sont vrais et présentés dans toute leur sincérité. Un

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surtout, le peintre Chênefer, s'impose par sa puissante originalité. Il est réellement le fils de ses œuvres, ce morvandais qui quitte son village à douze ans, et, par son travail, ses efforts, ses sacrifices et ses persévérances, arrive à la fortune et à la gloire, devient membre de l'Institut, officier de la Légion d'honneur, et expose des toiles comme la Tempête, le Naufrage, la Forêt du Morvan, rendant avec autant de vie et de mâle talent la poésie des bois profonds et solitaires, que les luttes de l'homme contre les éléments déchaînés et que les mystères grandioses de l'Océan. Henri Chênefer est une des meilleures créations de M. Adolphe Racot. Ajoutons que l'auteur appartient à l'école narrative. Il n'use de la description que dans la mesure voulue et va crânement droit au but. C'est la bonne école.

6 et 7. -- L'Amour au pays bleu et le Roman d'un spahi ont l'Afrique pour théâtre. Le premier ouvrage, malgré ses qualités de style, n'a rien de bien intéressant. C'est le récit de la liaison incestueuse d'un jeune Arabe, Sidi-ben-Mansour, avec Meryem, la plus jeune des femmes de son père. Tout roule sur les péripéties de cette passion coupable. L'auteur, M. Hector France (ne pas confondre avec son homonyme, l'aimable érudit, l'élégant poète des Noces corinthiennes), cherche en outre, tous les prétextes pour déprécier la religion chrétienne, qu'il trouve « puérile, étriquée, ridicule, » et dont il fait, à chaque instant, railler les dogmes et les mystères par un vieux taleb de Constantine. Il n'y a vraiment à louer qu'une vingtaine de pages bien venues sur les sources fraîches des oasis où vont boire les gazelles, sur les terribles solitudes du désert où s'aventurent les caravanes, enfin sur les pasteurs bédouins si majestueux sous leurs burnous en loques. Le Roman d'un spahi contient des scènes plus chaudes, plus passionnées encore, plus vibrantes. Il en est même qui sont par trop libres. Mais, du moins, ce n'est l'œuvre ni d'un sectaire, ni d'un libre penseur. Le spahi en question a nom Jean Peyral. C'est un cévénol qu'on a transplanté au Sénégal. Une négrillonne, de mœurs plus que païennes, quoique baptisée, s'attache à lui et Jean, pour cette femme, pour Fatou-Gaye, ne pense plus à ses Cévennes, oublie sa promise, et n'écrit plus à sa vieille mère. Il meurt bravement dans une expédition contre les nègres. Fatou-Gaye tue son enfant et se tue ensuite pour ne pas survivre à Jean Peyral. Évidemment quelque chose de brutal et de sauvage domine dans le récit de ces amours d'un Français et d'une Africaine sous le ciel enflammé des tropiques. Mais on y devine une grande préoccupation de l'exactitude, et l'on sent que l'œuvre est terriblement vraie. Trop vraie, peut-être, car il se dégage de ces peintures de la vie équatoriale comme une exhalaison de fièvre jaune. Telle est, dans sa splendeur malsaine, la description suivante de la plaine même qui vient

aboutir à Saint-Louis: « Dès le matin, sous ces verdures admirables, une température lourde et mortelle ; dans ces forêts habitées par les singes tapageurs, les perroquets verts, les colibris rares, dans ces sentiers pleins d'ombre, dans ces hautes herbes mouillées où glissaient des serpents, toujours et partout, une chaleur d'étuve, humide, accablante, empoisonnée : la fièvre dans l'air. A l'ombre, dans les fouillis obscurs, dormait le monde des palétuviers, qui peuple les marais de l'Afrique équatoriale: et les caïmans glauques, allongés mollement sur la vase, baillant, la gueule visqueuse; et les aigrettes blanches, dormant, roulées en boules neigeuses au bout de leurs longues pattes; et les lézards paresseux, faisant la sieste au ras de l'eau ; et les grands papillons surprenants, éclos dans des températures de chaudière, qui s'ouvraient et se fermaient lentement, posés n'importe où... Et sur toutes les vases, sur toutes les racines de palétuviers, sur tous les caïmans, il y avait des familles pressées de gros crabes gris qui agitaient perpétuellement leur unique pince d'un blanc d'ivoire, comme cherchant à saisir en rêve des proies imaginaires. Et le mouvement de somnambule de tous ces crabes était, sous l'épaisse verdure, le seul grouillement perceptible de cette création au repos. » Arrêtons-nous: cela finirait par donner le cauchemar. L'auteur du Roman d'un spahi est M. Fabre, un de nos plus jeunes lieutenants de vaisseau. Il a signé Pierre Loti. Loti est le nom du héros principal de son premier roman, qui eut, l'an dernier, grand succès et qui nous fit connaître, avec une égale puissance de description, les étranges beautés de la nature tahitienne. Même talent, même intensité de couleur comme aussi mêmes scènes passionnées et trop libres. Rarahu, du Mariage de Loti, est bien la sœur naïvement impudique de Fatou-Gaye, du Roman d'un spahi. M. Fabre me dira que, dans l'hémisphère austral, les Virginie se font rares depuis Bernardin de Saint-Pierre. D'accord, mais ce n'est pas une raison pour détailler avec tant de soin les << excentricités » des Dalilas de la race nègre. C'est quand il s'agit de détails scabreux que le romancier doit surtout mettre en pratique le conseil du poète : « Glissez, mortels, n'appuyez pas ! »

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8 et 9. Nous glisserons, pour notre part, sur les Degrés de l'échelle, de Mme Henry Gréville, Non que le roman ressemble en rien, sous ce rapport, au Mariage de Loti ou au Roman d'un spahi; mais, parce que l'œuvre en elle-même est des plus médiocres. Le sujet est, d'ailleurs, banal, mesquin et vulgaire. Il s'agit d'un avocat ambitieux et sans talent qui fait un mariage d'argent dont il ne retire que désagréments et déshonneurs. Cet avocat, Adrien Clausel, avait, avant son mariage, séduit une femme pauvre qu'il abandonne et qui est épousée par le journaliste Pierre Melbois. Heureusement que Mme Henry Gréville possède à son actif de meilleures valeurs que

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