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De même, la distinction entre les meubles et les immeubles, qui n'est pas une distinction des biens en valeur, mais en nature, est souvent appliquée d'une manière inique, parce qu'on la prend pour une distinction en valeur. Par exemple, une succession vient-elle à échoir à l'un des époux au cours de la communauté; elle en sera exclue si elle est immobilière, elle y tombera sans récompense si elle est mobilière. Pourquoi? Cela semble un pur caprice, mais s'explique historiquement. Les meubles définitifs n'avaient autrefois presque aucune valeur. La règle ci-dessus signifie donc : les objets de peu d'importance tomberont en communauté, les objets importants resteront propres. Cette règle peut être critiquée, mais se conçoit. Elle est devenue inconcevable depuis que le désaccord entre la valeur et la nature s'est produit par suite de l'accroissement de la fortune mobilière. Il en est ainsi en matière de régime dotal. Il peut être utile que les époux conservent pour eux-mêmes et leurs enfants une partie de leur fortune, car autrement ils subissent la ruine et le déclassement. Mais est-il utile qu'ils conservent cette fraction en nature? Ne suffit-il pas que la valeur se retrouve représentée par des biens sûrs, mais de nature quelconque? Il y a là deux questions bien distinctes. C'est qu'il y a là, en réalité, deux régimes dotaux, celui en valeur, celui en nature.

Le régime dotal primordial est le régime en nature. Les immeubles doivent être conservés tels qu'ils sont ; ils forment la réserve, le patrimoine solide. D'ailleurs, ils ne sont pas faciles à remplacer, ils ne pourraient qu'être échangés. A quoi serviraient ces mutations incessantes dans un état économique très stable? Plus tard, le mouvement de transmission des meubles, des immeubles même, devient fréquent; il est souvent avantageux de vendre une valeur pour en acquérir une autre; il y a même danger à garder certains objets qui dépérissent ou s'avilissent. Pourquoi ne pas pouvoir aliéner en nature, à charge de remployer immédiatement? Alors naît l'usage de stipuler dans le contrat la faculté d'aliéner moyennant remploi. Dans certaines coutumes, par exemple, en Normandie, cette faculté exista toujours.

Les nombreux inconvénients que présente l'inaliénabilité en nature disparaissent quand le régime n'existe plus qu'en valeur. Cette distinction doit être faite avec soin.

Nous ne pouvons, malgré le grand intérêt du sujet, exposer ici le droit français actuel relatif au régime dotal; il faut nous borner à tracer le cadre d'une étude qui demanderait une monographie spéciale, nous hâtant d'arriver à la critique de cette législation, à en faire connaître les inconvénients et les avantages, et à en rechercher l'amélioration. Nous nous contenterons donc d'indiquer les têtes de chapitre que devrait contenir, suivant nous, un tel exposé.

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Tel est le cadre du régime dotal et de ses variétés dans le droit français actuel. Ce régime, tel que l'a édifié notre code, est resté intact; aucune loi postérieure ne l'a modifié, sauf en ce qui concerne l'emploi en rentes sur l'État. Le droit romain même, le droit écrit, son successeur, ont pénétré ici d'un bloc dans notre droit. C'est donc un tout, bien homogène, qui s'offre à notre examen.

CHAPITRE IV.

DES AVANTAGES DU RÉGIME DOTAL.

Le régime dotal est pour beaucoup de personnes un régime condamné, qu'il faut tolérer comme une survivance. Cette appréciation est-elle juste ? Pour le savoir, il faut observer les avantages et les inconvénients de ce régime, établir leur importance respective, les balancer.

Commençons par les avantages, par ce qui est le plus méconnu.

Avant de les examiner, voyons si les autres régimes usités peuvent donner satisfaction à la raison et à l'utilité pratique. Si oui, on pourrait clore l'étude : pourquoi s'ingénier à rectifier un dernier régime? Si non, au contraire, on est en quête d'un régime matrimonial juste, et on a intérêt à éprouver en tout sens le régime dotal.

Tout d'abord, quel jugement doit-on porter sur la communauté légale? Ce jugement est porté par la pratique. Ce régime n'est plus que le régime de ceux qui ne possèdent aucun patrimoine. Souvent le contrat de mariage est fait dans le seul but de l'exclure. C'est qu'il est profondément injuste même pour un seul motif.

Il s'agit de la fausse distinction, qui domine tout notre droit, entre les meubles et les immeubles. Tous les meubles tombent en communauté, tous les immeubles restent propres. Il en résulte que si les deux époux possèdent, au moment du mariage ou depuis, chacun 100,000 francs, mais le mari en immeubles et la femme en meubles, tous les biens de la femme deviendront communs, tandis que ceux du mari lui resteront propres. Comme la composition de la fortune est connue d'avance, de par le fait du mariage, le mari s'enrichira aux dépens de sa femme, ce qui est de nature à allumer les convoitises et à pousser au mariage d'argent.

Ce résultat est encore aggravé par d'autres dispositions. Une succession, partie mobilière, partie immobilière, échoit à la femme pendant le mariage; elle n'en a qu'une part. Il serait juste, au moins, même en suivant le principe ci-dessus, de faire tomber en communauté les meubles échus à l'ouverture de la succession et d'en exclure les immeubles, de manière qu'au moins la volonté n'ait aucune part dans la répartition injuste, mais le hasard seul. Point du tout; on est admis à rendre le hasard pire. C'est le partage qui décidera; si ce partage attribue seulement des meubles à la femme, toute la succession qu'elle aura recueillie tombera en communauté.

en

Aussi égalise-t-on les deux natures de biens, meubles et immeubles, substituant au régime de la communauté légale celui de la communauté réduite aux acquêts qu'il est plus pratique d'examiner.

Ce nouveau régime détruit l'iniquité signalée. Tout le patrimoine de la femme, tout celui du mari, sont exclus de la communauté, quelle qu'en soit la composition. Sans doute la fortune de l'un peut ne pas être égale à

celle de l'autre, mais les deux époux l'ont su, y ont réellement consenti. Il n'y a plus l'inégalité de hasard et de surprise.

Cependant le régime de communauté d'acquêts présente encore les inconvénients les plus graves.

Le plus saillant, c'est qu'il est extrêmement facile au mari de ruiner sa femme, ou que tout au moins la garantie de celle-ci repose sur un hasard nouveau, celui de la composition de la fortune du mari.

Le patrimoine propre de la femme se compose de meubles ou d'immeubles. Ces derniers ne peuvent être vendus, il est vrai, que du consentement des deux époux, ou par les volontés réunies de la femme et de justice. Tant qu'ils ne le sont pas, la femme mariée est garantie. Mais elle peut être souvent contrainte juridiquement ou moralement à l'aliénation. Si le bien provient de succession et est indivis avec d'autres, il faudra liciter, et si c'est un autre indivisaire qui achète, le prix revenant à la femme sera versé au mari. Dans les autres cas, la femme peut se refuser à vendre, mais le pourra-t-elle en fait après les sollicitations réitérées de son mari, si la situation périclite, s'il faut doter un enfant, payer des dettes, soutenir une exploitation? Bien plus, en dehors de ces causes, le mari extorque souvent à sa femme le consentement nécessaire. Est-elle bien réellement libre? Tout le monde désapprouverait celle qui, par intérêt purement personnel, ne voudrait pas venir au secours du mari, des enfants. Tout d'abord, elle ne vendra pas, mais elle empruntera en hypothèquant ses propres, tout au moins, en renvoyant à son hypothèque légale sur ceux de son mari; c'est seulement lorsqu'il s'agira de rembourser qu'elle consentira à vendre le gage; elle se sacrifiera par degrés, mais bientôt la ruine sera consomméc. Le mari n'emploie pas ou emploiera inutilement la somme touchée à sa destination. II faudra s'engager encore, hypothéquer, vendre sans cesse. La femme n'aura le courage de refuser dans l'intérêt de ses enfants, mais il sera presque

toujours trop tard.

que

Le danger est encore plus grand si les propres de la femme mariée consistent en meubles, en créances, en argent. Le mari peut toucher à l'échéance, il peut aliéner auparavant. Le voilà nanti du produit de la réalisation de ces valeurs; sa femme n'a pas besoin de le vouloir et n'en a même pas connais

sance.

Aussi pourra-t-il employer cet argent à ses plaisirs, à l'acquit de ses dettes, à la spéculation et à tous hasards.

Cependant des enfants sont nés, ils ont été élevés avec tout le luxe qu'exigeait la situation apparente des époux. Les voilà entraînés dans la ruine, subitement déclassés comme leurs parents eux-mêmes, ils n'ont plus même la dot de leur mère. Or le déclassement est un des plus grands malheurs individuels et un des plus graves périls sociaux. Les enfants en subissent toujours les conséquences; ils souffriront beaucoup plus que s'ils étaient nés de parents pauvres. Ils n'ont pas la ressource de s'adresser à leur

père, car celui-ci a eu au moins la probité de se ruiner lui-même avant de ruiner sa femme.

donc

Sous le régime de la communauté d'acquêts, la femme, les enfants n'ont pas de réserve en fait, tout disparaît dans le désastre commun. Cependant la loi s'est efforcée de venir à leur secours, par l'institution de l'hypothèque légale. Cette hypothèque existe déjà sous le régime de la communauté pure et simple, mais elle a ici un plus vaste champ d'application. les biens exclus de la communauté et, par conséquent, les reprises de la femme étant plus nombreux.

Grâce à cette hypothèque, la femme, si le mari possède des immeubles, pourra être payée de ses créances avant tous autres créanciers hypothécaires, et l'hypothèque sera, pendant le mariage, dispensée d'inscription. Mais si le mari ne possède que des meubles, des créances, de l'argent, elle n'a aucune préféférence sur ces valeurs et est payée au marc le franc avec les autres créanciers.

Voilà une iniquité très grande née de la fausse distinction entre les meubles et les immeubles. D'autres législations, au contraire, donnent à la femme un privilège sur les meubles, ou plus exactement, sur l'ensemble du patrimoine.

En France la garantie accordée dépend du hasard de la composition du patrimoine du mari.

Ce n'est pas tout, la femme peut renoncer à son hypothèque légale, de même qu'elle pouvait vendre, et l'acquéreur, le prêteur exigeront toujours cette renonciation qui deviendra de style. Par une faiblesse nouvelle ou concomittante, la femme perd en bloc ses garanties.

Quand, au contraire, elle conserve en tout ou en partie son hypothèque légale, celle-ci, restant occulte, viendra atteindre, comme dans un choc en retour les tiers sans défiance et sans moyen de se mettre en sûreté. Nous n'avons pas à décrire ici tous les dangers pour les tiers de l'hypothèque légale.

Du reste, ils se retournent contre la femme et les époux, car les tiers n'osent plus traiter avec eux.

Le régime de la communauté d'acquêts a donc ces deux vices essentiels : 1° facilité de consommer la ruine de la femme et des enfants; 2° fonctionnement dangereux de l'hypothèque légale, et absence de cette hypothèque en plusieurs cas.

Un autre vice est la dépendance absolue de la femme. Sans doute, dans l'état de nos mœurs, elle doit rester subordonnée à son mari, mais le régime de communauté exagère cette subordination, et confère à celui-ci des droits exorbitants, en ce qui concerne les acquêts. Il peut les vendre, les dissiper, les donner à un enfant commun, les détruire, sans que sa femme puisse s'y opposer. La seule limite est qu'il ne peut s'en enrichir personnellement. Mais il lui est loisible de mal administrer et de dissiper. En

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